Ces chercheurs du Sud qu’on connaît à peine ! Retour sur quelques hypothèses dangereuses au sujet des collaborateurs de recherche du Sud

Ces chercheurs du Sud qu’on connaît à peine ! Retour sur quelques hypothèses dangereuses au sujet des collaborateurs de recherche du Sud

June 30, 2020
Emery Mudinga
Emery

L'auteur,  Emery Mudinga

De nombreuses hypothèses circulent autour de l’implication des assistants de recherche et collaborateurs du Sud dans le cycle de production des savoirs. Celles-ci influencent malheureusement la manière dont certains chercheurs, du Nord en général, opèrent avec leurs collaborateurs, renforçant l’exclusion et l’invisibilité des chercheurs du Sud dans le processus de production des savoirs. Cette posture, consciente ou non, rend possible la délégitimation du droit de copropriété des savoirs produits dans le processus de collaboration. Je postule que la manière dont nous définissons l’autre dans le processus de recherche détermine comment nous le traitons, le considérons, le payons et envisageons ses droits. Et la déconstruction de cette construction de l’autre est la condition pour tout changement.

 

Mon entretien avec une de nos assistants de recherche a été révélateur. Elle m’interpelle un jour à mon bureau : « Qu’est-ce que vous [responsables des projets et centres de recherche] pensez de nous ? Avez-vous un réel plan pour notre épanouissement ? Moi, personnellement, j’ai envie de poursuivre mes études. Je me demande à quel point vous portez ce genre de préoccupations dans vos rencontres en Europe, aux USA et ailleurs avec les partenaires de recherche […]. Comme je constate que vous n’en parlez pas souvent, je me suis dit qu’il fallait venir vous voir pour vous demander de ne pas oublier de faire un plaidoyer pour nous et nous chercher des opportunités de bourses d’études ».

J’aimerais partir de mon entretien avec elle – et de nombreux blogs dans la Série Bukavu – pour ramener en surface trois principales hypothèses véhiculées au sujet des assistants de recherche et collaborateurs du Sud. Premièrement, il existe une hypothèse selon laquelle les assistants de recherche ne sont intéressés que par l’argent. Non seulement une telle hypothèse est fausse, mais surtout, le raisonnement qu’elle véhicule est trop simpliste et réducteur. Il procède d’un réel manque de connaissance de ce que ces assistants cherchent réellement à gagner. Certes, l’argent est nécessaire et offre une compensation au travail accompli. Mais réduire l’engagement des assistants de recherche du Sud à l’argent révèle une méconnaissance de leurs véritables ambitions. Mon échange avec notre collaboratrice, comme avec bien d’autres assistants, montre que la recherche leur offre une opportunité d’aller plus loin. La recherche représente une opportunité de construire ou de se retrouver dans un ou plusieurs réseaux, de consolider leur légitimité dans leur champ d’intérêt et de se construire dans leur métier. Ainsi, l’argent que les assistants de recherche reçoivent, occasionnellement par ailleurs, n’est qu’une infime partie d’un grand ensemble de leurs besoins et n’est pas – pour beaucoup d’entre eux en tout cas – la raison ultime de la collaboration. Comme pour beaucoup de seniors, c’est surtout une question de passion et de carrière.

Deuxième hypothèse : les assistants de recherche ne sont pas suffisamment à niveau dans l’écriture scientifique. Ceci est l’une des raisons souvent avancées par certains chercheurs seniors pour justifier pourquoi ils n’impliquent pas leurs collaborateurs et assistants de recherche dans la co-écriture.

Cependant, même si cela était vrai, une recherche collaborative doit considérer comme essentielles toutes les étapes de recherche dans le processus. Et l’expérience montre que l’assistant de recherche participe souvent à plusieurs étapes du processus de recherche : la participation aux ateliers préparatoires, la conception des outils de collecte des données, les contacts et la mobilisation des acteurs sur le terrain, la récolte des données, la production des rapports de recherche, y compris quelquefois l’envoi des informations additionnelles longtemps après l’achèvement du travail. On ne devrait pas accorder plus d’importance à une étape spécifique du processus qu’à une autre, par exemple, à l’écriture. Nos divers rôles dans le processus scientifique doivent être considérés comme une complémentarité plutôt qu’un sujet de rejet de l’autre ou un handicap dans le processus de production des savoirs. En outre, on pourrait s’appliquer au renforcement des compétences de chacun dans le processus scientifique collaboratif. Comme l’assistant de recherche aide le chercheur senior à ouvrir son terrain de recherche, ce dernier pourrait en contrepartie investir dans l’accompagnement des compétences d’écriture de l’assistant de recherche. Il me semble important de nous souvenir qu’écrire procède d’un apprentissage, un processus d’essai et d’erreurs, ce qui vaut à la fois au Nord et au Sud, d’ailleurs. Nous ne sommes pas nés bons rédacteurs, nous le devenons. Troisièmement, il y a l’hypothèse selon laquelle les assistants de recherche n’ont pas besoin de publication – et même, pour certains, que cela pourrait les mettre en danger. Prendre une telle hypothèse comme point de départ implique aussi qu’on prend la décision pour l’autre sans même lui accorder le droit de parole pour s’exprimer sur ses ambitions, ses intérêts et ses besoins. Ainsi, au lieu d’utiliser le processus de recherche collaborative comme une occasion d’échange d’information et de mentorat, le chercheur senior risque de l’utiliser purement comme un processus d’extraction de l’information et d’instrumentalisation du talent de ses collaborateurs. Pourtant, impliquer l’assistant de recherche n’est pas seulement un processus qui peut l’aider dans son épanouissement. C’est surtout une question de justice et de reconnaissance de son rôle dans le cycle de recherche. Pouvoir contribuer à la phase de publication permet à l’assistant, au même titre que le chercheur senior, de gagner en visibilité, de renforcer sa légitimité dans son métier et d’améliorer son curriculum. Et contrairement à l’idée que la publication insécurise les assistants de recherche, beaucoup d’entre eux disent plutôt l’inverse. Pour un de nos assistants de recherche à Bukavu, « Publier nous sécurise et réduit les soupçons que notre métier de chercheur suscite dans la communauté ; en particulier nous qui travaillons dans des environnements caractérisés par une longue histoire de conflits ». Publier ouvre vers de nouvelles opportunités pour les chercheurs. Être visible sur une publication peut ouvrir la porte à des sollicitations dans les médias et par des ONG pour parler de ses recherches ; ou à des invitations à de nouvelles collaborations. Par exemple, un de nos collaborateurs dans le Nord-Ouganda a vu son salaire augmenter après avoir co-publié en 2018 un blog où il questionnait le traitement des collaborateurs de recherche par les chercheurs seniors. Malgré ces arguments, certains chercheurs seniors hésitent à coécrire avec leurs assistants et collaborateurs du Sud sous deux prétextes. D’une part, ils prétendent que les publications collectives ne permettent pas d’apprécier la contribution individuelle et d’autre part, ils estiment qu’elles ne permettent pas d’évaluer le niveau d’autonomie du chercheur dans l’écriture scientifique.

Ces arguments ne sont peut-être pas infondés. Sauf si on se positionne dans un système de production très problématique qui tend à renforcer l’individualisme dans la production des savoirs. En prenant les trois hypothèses ensemble, on se rend surtout compte qu’il reste de grands déséquilibres de pouvoir au sein de l’entreprise scientifique ainsi que des logiques contreproductives. À cause de ces présupposés, le travail des assistants de recherche reste souvent entièrement invisible dans la production des savoirs. Il est temps de se rebeller contre un système de production individualiste qui a longtemps pris en otage les scientifiques. En effet, ce qui compte au final, c’est ce que nous apportons collectivement pour changer nos sociétés en dépassant les éloges attribués aux chercheurs individuellement.

 

Dr Emery Mudinga est Professeur à l' Institut Supérieur de Développement Rural (ISDR-Bukavu) et  Directeur de l' Angaza Institute 

 

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