Umoja ni nguvu : vers les recherches collaboratives équilibrées

Umoja ni nguvu : vers les recherches collaboratives équilibrées

23 Décembre, 2019
par Josaphat Musamba & Christoph Vogel
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Christoph Vogel et Josaphat Musamba 

Centré sur les expériences collaboratives de terrain entre deux chercheurs, ce blog a pour but de montrer qu’à travers des rencontres entre chercheurs du Nord et du Sud, des relations de longue durée peuvent se nouer en marge des discours sur les relations dites « domino-centriques ». Sur la base d'un travail continu et concret, il est possible d’établir des relations plus équitables entre chercheurs du Nord et du Sud. Nous estimons que ceci commence avec des efforts et réflexions au quotidien.

Fin 2012, alors que l’un de nous (Josaphat) travaillait dans un centre de recherche à Bukavu, nous nous sommes rencontrés plutôt par hasard autour d’un verre avec d’autres amis. Nous discutions et ensuite, début 2013, lorsque l’autre (Christoph) est revenu travailler dans un projet de recherche sur les ex-combattants au Nord et au Sud-Kivu, notre collaboration a débuté. C’est pendant cette période que Christoph a proposé à Josaphat d’aller sur le terrain ensemble. À son retour un an plus tard, avec une bourse de doctorat, Christoph a proposé à Josaphat de joindre un projet de l’Université de Zurich en tant que « chercheur assistant » sous contrat direct avec son université. À travers ces recherches, ainsi que d’autres, nous avons grandi ensemble depuis.

Comment avons-nous pu gérer les tendances domino-centriques qui informent les relations Nord-Sud dans le domaine scientifique et ailleurs ? Quelles sont les stratégies et facteurs qui nous ont conduits à rendre ces relations plus « équilibro-centriques » ? En fait, nous inspirant de relations tissées lors de notre première collaboration quand nous apprenions à nous connaître, nous avons misé sur la précaution, la sécurité, la complicité ainsi que sur un processus participatif de production des données. Tout particulièrement en ce qui concerne les recherches en zone de conflit, nous avons tenté d’adopter des stratégies adéquates et de commun accord.

Premièrement, notre sécurité collective était et reste la priorité des priorités. D’autant plus que nous voyagions d’habitude à moto ou encore à pied, les évaluations sécuritaires compréhensives s’imposaient afin de minimiser les risques. Nous passions voir des autorités militaires, civiles ainsi que d’autres intermédiaires et contacts pour avoir des briefings sécuritaires sur les zones de recherches où nous travaillions. Cela fut un exercice d'équilibre, car les rôles à jouer par chacun d’entre nous, et conjointement, n’étaient pas toujours prévisibles. Nous étions obligés non seulement d’être flexibles, mais aussi de faire de notre mieux pour anticiper et lire l’autre afin de mieux naviguer en équipe. Aussi, sur le terrain, nous avons continué à opter pour un équilibre des responsabilités et des prérogatives. Ainsi, Josaphat a été le « capitaine de route » qui pouvait souvent « donner des ordres » à l’équipe entière. Les responsabilités budgétaires étaient aussi partagées. Cette complicité nous a permis de travailler en équipe et de briser non pas toutes mais certaines inégalités.

Deuxièmement, lors des entretiens, nous appliquions un système de parité, c’est-à-dire que nous conduisions les entretiens soit en parallèle soit en binôme. Ces entretiens étaient organisés de façon partagée, au lieu de laisser le chercheur du Nord mener l’entretien en reléguant celui du Sud à un rôle de simple « fixeur » ou traducteur. Cela, nous en sommes convaincus, est un premier pas vers une production véritablement conjointe des savoirs. Cette collaboration s’est ensuite matérialisée dans nos papiers et rapports conjoints, de nombreuses petites et grandes collaborations, y inclus sur www.suluhu.org et ailleurs. Nous sommes tous les deux convaincus que lorsqu’on élabore un papier conjointement (terrain et/ou analyse et/ou écriture) d’une façon ou d’une autre, tous ceux qui sont impliqués dans la trajectoire de la recherche ont un droit inaliénable d’y figurer en tant qu’auteur, pour autant qu’ils le souhaitent.

Nous avons ainsi su briser certains obstacles domino-centriques, en tendant à montrer que deux personnes peuvent collaborer au-delà des intérêts. Dans nos débats fréquents sur ces questions, nous avons tenté de transcender ces narratifs pour construire une collaboration constructive et véritablement conjointe. Pour gérer nos différences et limites, la notion de kuchukuliyana (se supporter ou se tolérer mutuellement) a été une approche utile. En cas de malentendus en termes de respect des deadlines, de rendez-vous et de l’écriture des rapports de terrain, la règle d’or restait celle de regarder vers sa propre responsabilité et de parler franchement autour d’un verre. Nous considérant comme des frères (« kaka, ndugu »), le support mutuel a été aussi marquant que la critique mutuelle.

Bien que nous ayons constamment cherché à thématiser les relations de pouvoir entre nous, nous sommes aussi conscients que nos efforts ne sont que partiels, malgré notre amitié profonde au cours de toutes ces années. Tout d’abord, les salaires que nous avons tirés de notre métier de chercheur ont été et restent fort différents. Tandis que Christoph a pu travailler sur des contrats plus stables avec des salaires plus élevés, Josaphat était souvent payé sur des contrats temporaires. C’était déjà une avancée lorsque le projet à l’Université de Zurich a proposé un salaire mensuel pour chacun d’entre nous, selon le travail défini pour chacun ; un salaire plus élevé et plus permanent pour le chercheur du Nord certes, mais néanmoins un salaire, un début. Et tout au cours de notre trajet, nous avons régulièrement associé l’autre dans nos projets. De ce point de vue, nous gagnions à la fois en termes d’expérience et de moyens de subsistance.

Une autre dimension de réflexion concerne le fait que nos trajectoires de carrière ont été et restent dans des phases différentes. Huit ans après notre première bière à Bukavu, Josaphat a commencé sa thèse de doctorat pendant que Christoph a fini la sienne. Cela a été un bon moment nous arrêter et réfléchir sur la manière d'améliorer notre approche. Petit à petit, nos relations ont fait leur nid et commencent à se consolider en termes de rapprochement sociologique, ontologique et épistémologique – mais aussi interpersonnel. Ce rapprochement nous montre à quel point nos points de vue, nos visions du monde ainsi que les contextes socio-économiques restent extrêmement différents – nécessitant un travail continu de toujours mieux nous comprendre et nous prendre en compte – autant en tant que collègues qu’amis et « vieux couple » de terrain.

Malgré la chance que nous avons eue de « fonctionner ensemble », nous ne sommes pas sur pied d’égalité. C’est après huit ans que nous commençons à comprendre que le fait de travailler ensemble ne nous confère pas les mêmes capacités et que, surtout, nos capacités de décentrement restent différentes. Ainsi, nous pensons que les réflexions sur l’éthique de recherche devraient se focaliser sur la positionnalité, les rapports inégaux et des stratégies pratiques pour questionner et briser ces facteurs structurels qui pèsent tant dans les recherches, notamment dans des contextes marqués par la contestation et la violence. Car, à la fin, seulement umoja ni nguvu (« l’union fait la force ») !

Josaphat Musamba est un doctorant en Sciences politiques et sociales à l’Université de Gand et chercheur du Groupe d’Étude sur le Conflit et la Sécurité Humaine (GEC-SH).

Christoph Vogel est un chercheur associé à l’Université de Gand, à London School of Economics et au Groupe d’étude sur le Congo qui travaille sur les dynamiques de conflit, politique et violence en Afrique centrale.

 

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