Survivre à l’intimidation : quand la contestation de la recherche perturbe la vie du chercheur

Survivre à l’intimidation : quand la contestation de la recherche perturbe la vie du chercheur

20 Décembre, 2019
par Bosco Muchukiwa
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Bosco Muchukiwa

 

La contestation des résultats d’une recherche scientifique est une pratique courante dans les milieux universitaires. Dans la plupart des cas, la critique se limite à des débats scientifiques, parfois à travers des voies médiatiques. Cependant, dans certains cas, la contestation prend une toute autre posture, et se traduit en formes de pression sur la vie privée du chercheur et même en intimidation directe. Lorsque la critique porte atteinte à la dignité et à la vie, on est face à la violation des droits humains et à la limitation de l’espace critique de pensée.

En janvier 2005, j’ai défendu ma thèse à l’Université d’Anvers en Belgique. Mon sujet portait sur les pouvoirs locaux et contestations populaires dans le territoire d’Uvira au Sud-Kivu de 1961 à 2004. J’ai analysé les causes des conflits identitaires entre les ethnies dites originaires (Bafuliiru et Bavira) et non originaires (Barundi et Banyamulenge). Ces groupes se battaient et continuent à se battre dans le territoire d’Uvira autour des terres, du territoire, de la citoyenneté et du contrôle du pouvoir. Ma recherche avait démontré que la classification des ethnies sur base de la date d’arrivée sur le territoire accentue les exclusions sociales. De plus, une telle classification rend les conflits identitaires et l’exercice du pouvoir coutumier très sensibles dans le territoire d’Uvira. Après avoir soutenu mon travail, j’ai cru avoir fourni l'effort scientifique de contribuer à la littérature encore rare sur les dimensions territoriales dans la production des conflits et aux stratégies des acteurs. J’étais satisfait d’avoir mené l’exercice jusqu'au bout et de publier mon livre dans la collection « L’Afrique des Grands Lacs ». Je savais bien que mon analyse pouvait toucher à certaines sensibilités, mais je pensais avoir fait un travail sérieux, rigoureux, et scientifique et que sous le cachet de recherche scientifique, mes analyses étaient acceptables. J’étais simplement content de retourner « chez moi », et de mettre les compétences acquises au service de la communauté scientifique congolaise, et des futurs diplômés. Aucunement, je n’avais pu imaginer ce qui allait se passer.

Dès avril 2005, j’ai été confronté à des attaques sérieuses. Un animateur non académique de Grands-Lacs Confidentiel vivant au Canada – et, en plus, de ma tribu – a été le premier à m’attaquer. Il a diffusé un message sur les réseaux sociaux pour remettre en question mes résultats. Mais au-delà d’une simple contestation, il a appelé des groupes armés à me tuer. Ses attaques ont duré presqu’une année. Je n’avais jamais imaginé qu’un membre de ma tribu pouvait décider de mobiliser la diaspora, notre communauté et les groupes armés pour mettre ma vie en insécurité. Au-delà de cette situation déjà très pesante, mes collègues de service – informés de ce qui m’arrivait – avaient peur. Ils m’évitaient et se demandaient quel type de thèse j’avais défendu pour ternir l’image de notre institut. J’étais réduit au silence et à l’isolement par la pression sociale, sans être formellement condamné par l’instance universitaire, ni par un comité éthique. Il fallait avoir du courage pour résister aux attaques de ce genre et à cet isolement.

Bizarrement, en 2006, la situation a changé en ma faveur. L’équipe de la campagne électorale de l’ancien président Joseph Kabila a semé dans l’opinion congolaise de nouveau l’idée de créer le territoire de Minembwe. Comme pendant la guerre congolaise, quand cette idée était récupérée par un groupe rebelle, les Babembe, Bafuliiru, Bavira, Bashi et Barega ont réagi contre ce projet qu’ils ont qualifié de provocation en organisant à Bukavu une marche de contestation. À partir de ce moment, tout à coup, les intellectuels ont commencé à s’intéresser et à lire mes écrits pour comprendre les mobiles de la contestation de l’existence du territoire de Minembwe. D’un côté, j’ai senti une sorte de reconnaissance envers mon travail scientifique, même si tardive et de manière inédite. De l’autre côté, j’étais frappé par l’instrumentalisation politique de mon travail, cette fois-ci mobilisé comme une source « objective et scientifique » qui permettait, dans leur vision, de justifier des positionnements politiques.

L’instrumentalisation de mon fameux livre ne s’est pas arrêtée là. En 2008, quand le gouvernement central a organisé à Goma la conférence sur la paix, la sécurité et le développement dans les provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu, mon travail est à nouveau revenu à la surface. Les délégués des Banyamulenge et des Barundi présents à cette conférence ont utilisé mes recherches pour justifier leur présence et antériorité en RDC avant la colonisation belge, un élément clé dans la reconnaissance de leurs droits à la citoyenneté congolaise. Les protagonistes des deux groupes avaient même photocopié ma thèse de doctorat comme « preuve » pour justifier leurs revendications politiques respectives. De nouveau, j’ai été frappé par la façon dont mon travail scientifique était interprété et instrumentalisé dans un débat politique.

Mon expérience montre comment, comme scientifique, on doit bien se préparer à la phase de diffusion de son travail et à une éventuelle récupération politique. Souvent, nous vivons dans une bulle scientifique et nous pensons la publication à travers nos propres cadres de référence – ceux qui sont pertinents pour le monde scientifique. Cependant, nous sous-estimons l’impact que notre travail peut avoir en dehors de ce monde et la façon dont des acteurs avec des rationalités toutes autres que scientifiques peuvent mobiliser, voire instrumentaliser nos travaux. Pour ces raisons, il est crucial de bien réfléchir sur ces dimensions en amont. Voilà pourquoi il me semble que, avant de publier un travail scientifique, le chercheur doit penser à la sensibilité du sujet traité et aux manipulations potentielles par les adversaires ou d’autres acteurs. Il faudra y réfléchir pour réduire les impacts personnels et communautaires, s’informer auprès des chercheurs expérimentés, peser les mots à utiliser, s’interroger sur les opposants et faire lire son travail avant de le publier. J’ai assumé seul toutes ces attaques comme chercheur. Quel est le rôle des pairs dans ce cas ? La communauté scientifique existe-t-elle dans une telle situation ? Quelle est sa responsabilité ? Ces questions ouvrent de nouvelles pistes de réflexion. En définitive, chaque chercheur est responsable de ses résultats et doit avoir à l’esprit que les enjeux sont différents pour des chercheurs qui travaillent sur leur « chez soi » et les pressions sont d'autant plus difficiles à vivre seul.

 

 

Bosco Muchukiwa est professeur et directeur-général à l’Institut Supérieur de Développement Rural de Bukavu (ISDR-Bukavu)

 

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