Introduction à la série Bukavu: Les invisibles dans la production du savoir scientifique

Les invisibles dans la production du savoir scientifique

Introduction à la série Bukavu des Voix (Silencieuses)
3 Juin, 2019
An Ansoms, Emery Mudinga, Koen Vlassenroot, Aymar Nyenyezi and Godefroid Muzalia
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L'equipe de Bukavu

Bukavu series” cherche à offrir un espace pour ces voix qui sont souvent invisibles dans la production du savoir. Elle résulte d’un processus de réflexion collective et réflexive qui a commencé début 2018 et présente une série de blogs produits par un groupe de trente chercheurs basés à l’est de la RDC et en Europe. Pendant plus d’une année et demi, ces chercheurs ont examiné de façon critique leur propre position et (in)visibilité dans les cycles de recherche dans lesquels ils ont été impliqués. Ils ont exploré les défis éthiques et émotionnels auxquels ils sont confrontés pendant la recherche dans les milieux affectés par les conflits. De nombreux ateliers de réflexion ont offert un espace nécessaire pour partager l’expérience, réfléchir sur leurs rôles et place dans le processus de production du savoir ainsi que ce qu’il convient de faire pour le futur.  Un processus collectif d’écriture a offert une opportunité supplémentaire aux chercheurs pour donner leurs points de vue sur la position et l’expérience des autres. Cette série de blogs met en exergue les résultats de ce processus.

 

De nombreux chercheurs du Nord qui font leur travail de terrain dans les pays du Sud font appel à des assistants de recherche basés dans nos milieux de recherche et qui sont proches du terrain ou y habitent. Dans le meilleur de cas, la contribution de ces assistants est mentionnée dans une note de bas de page de nos articles et rapports. Dans le pire de cas, ils demeurent complètement invisibles, malgré les rôles cruciaux joués dans le processus de recherche et leur dévouement dans le cycle de la recherche. Les débats récents dans les études du développement et celles sur les conflits ont fustigé les pratiques, mécanismes et exigences souvent institutionnalisés qui condamnent au silence et à l’invisibilité les collaborateurs et assistants de recherche du Sud. Cependant, ces débats se limitent très souvent à des discussions entre « chercheurs principaux du Nord ».

Depuis quelque temps, certains débats explorent les moyens de redéfinir la recherche collaborative mais ne donnent presque jamais la voix aux collaborateurs de recherche eux-mêmes. Ces débats portent sur comment améliorer la position des chercheurs basés au Sud sauf qu’ils remettent rarement en question les logiques existantes qui structurent la production des connaissances et qui définissent les rôles respectifs des personnes impliquées. Ils s’engagent à accroître la visibilité des collaborateurs et des assistants de recherche, mais ont tendance à dissocier cela des dynamiques plus larges qui expliquent les relations de pouvoir asymétriques dans lesquels ils sont intégrés. Souvent guidés par un réflexe paternaliste, ces débats risquent à la fin de confiner davantage les chercheurs du Sud dans une position périphérique de la recherche au lieu de renverser les logiques existantes.

 

Le regain de l’attention accordée à la place des collaborateurs et assistants de recherche basés dans les milieux de recherche n’est pas nouveau en soi. Il se connecte à une riche littérature sur l’éthique de la recherche qui a émergé dans plusieurs disciplines au début des années 1960. Le recyclage constant des thèmes et des critiques suggère que, malgré la reconnaissance du problème, peu d’efforts ont été fournis pour inverser le silence de ces contributeurs dans le processus de production des connaissances dominé par les universitaires basés au Nord.

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L'equipe des rechercheurs Bukavu

Bien qu’ils facilitent l’accès à des milieux difficiles et aux personnes-ressources, participent dans la collecte des données, la production des rapports de recherche préliminaires et, éventuellement, la diffusion des résultats des recherches (à travers des conférences), leur rôle a rarement été rendu visible dans la recherche. Leurs ambitions personnelles, leurs priorités, leurs agendas et leurs problèmes sont loin d’être des priorités dans les cycles de recherche. Par ailleurs, le champ institutionnel de la recherche ignore leur rôle dans la mesure où ce champ est guidé par le record des performances individuelles et par le standard d’articles rédigés par un seul auteur et soumis à un examen par les pairs.

Un consensus général semble se dessiner pour examiner de façon critique comment intégrer pleinement les collaborateurs de recherche et les assistants basés dans les milieux de recherche dans le processus de production des connaissances d’une part. D’autre part pour comprendre ce qui se cache en dessous des résultats des recherches ou au sein des publications individuelles, dans lesquels ces collaborateurs de recherche et assistants ont généralement tendance à être effacés. Cependant, cela n’est faisable que lorsque les collaborateurs eux-mêmes sont directement engagés dans le débat. En réalité, ils permettent non seulement d’accéder au terrain et à collecter les données, mais ils co-définissent le terrain. Ils le lisent et l’interprètent et sont impliqués dans un processus constant de co-production. De nombreux chercheurs n’auraient pas réussi leurs thèses de doctorat sans leurs contributions et leurs conseils. Plusieurs projets de recherche n’auraient pas abouti à des résultats tangibles sans leur implication et leur engagement direct. Pour ce faire, leurs rôles devraient non seulement être reconnus dans les résultats finaux de la recherche mais également, il devrait leur être reconnu une égale responsabilité pour ces résultats, une participation égale dans la conception des cycles de projets et une propriété égale des données de recherche.

Les blogs présentés dans ce « Bukavu Series » critiquent les logiques derrière la production du savoir mais aussi questionnent nos propres responsabilités. Les différentes contributions appellent à un débat plus inclusif et demandent que soient reconnu un certain nombre de défis éthiques auxquels sont confrontés les collaborateurs et assistants de recherche. Un de ces défis concerne les stratégies de navigation qu’ils sont obligés de mobiliser pour avoir un accès au terrain de recherche. Dans les milieux caractérisés par une longue histoire de conflits, de problème de sécurité et de suspicion, l’accès au terrain requiert un ensemble de compétences pour approcher les gens et mener la recherche. Plusieurs blogs discutent l’incompatibilité entre les attentes des projets de recherche et les complications du terrain, qui peuvent compromettre leur mise en œuvre. Ces incompatibilités ne prévalent pas seulement quand les assistants négocient l’accès au terrain mais résultent souvent du design méthodologique de ces projets en tant que tels. C’est-à-dire de manière dont ils ont été conçus dès le départ, souvent en déconnexion avec les réalités des milieux de recherche concernés.

Un deuxième défi est lié aux interactions entre les collaborateurs et assistants de recherche et la population dans des contextes de violence, conflit ou de difficultés économiques. Comme témoignent certains blogs, les collaborateurs et assistants de recherche peinent à répondre aux attentes financières des gens et leurs questions sur la restitution des résultats de la recherche au niveau local. A côté des enjeux éthiques, cette ‘incapacité’ de restitution des résultats complique souvent tout retour potentiel auprès de ces populations dans le cadre de nouvelles recherches.

Un autre défi souvent négligé et qui est abordé par cette série, est celui de savoir comment gérer les dimensions émotionnelles quand on fait la recherche. Comme le montrent certains des auteurs, la recherche dans des environnements affectés par les conflits peut avoir de profonds effets sur le bien-être mental du chercheur. L’on assume souvent que l’ancrage local facilite les options de navigation des chercheurs. Cependant, mener la recherche « chez soi » s’accompagne d’une gamme variée de défis largement ignorés par la communauté scientifique la plus large et par ceux qui financent la recherche.  Divers blogs traitent des traumatismes des chercheurs et apportent des éclaircissements sur les stratégies susceptibles de réduire le risque de traumatisation.

 

An Ansoms est professor à Université Catholique de Louvain, Emery Mudinga est professor à l' Institut Supérieur de Développement rurale Koen Vlassenroot est Professeur à L'Université de Gand,  Aymar Nyenyezi est professor à Université catholique de Louvain et l'Institut Supérieur de Développement Rurale et  Godefroid Muzalia est president du centre de Recherche GEC-SH à Bukavu.

 

1 reply added

  1. La recherche scientifique et l’enseignement sont nos passions! Les oeuvres pareilles sont à encourager car dorénavant nombreux ignorent la voie et les oeuvres des recherches et des chercheurs et leur accordent peu d’importance dans les pays du Sud.

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