Perdu dans la traduction ? Gérer les différences culturelles face aux risques de terrain
L'auteur, Dieudonné Bahati
Dans la recherche, le travail en équipe est très enrichissant, particulièrement quand l'équipe est composée de personnes de différentes catégories, en termes de genre, discipline, nationalité, mais aussi de background culturel. Cependant, ce travail collaboratif implique aussi une série de défis liés entre autres aux différences culturelles entre les membres d’une même équipe. Ceci devient davantage plus clair quand on vit des circonstances difficiles et qu'on réagisse différemment face aux émotions que cela soulève, comme décrit dans deux exemples donnés ici.
Une petite anecdote de terrain – que j’ai vécue – l’illustre en premier lieu. En effet, une équipe de 25 personnes dont 20 congolais et 5 européens ont pour mission d’évaluer les activités d’une organisation internationale à l’Est de la République Démocratique du Congo, comme c’est très courant dans la région. La mission se déploie dans différents territoires de la province du Sud Kivu. Un jour on devait travailler dans la plaine de la Ruzizi, en territoire d’Uvira. Sur le chemin de retour, nous avons à peine raté un grave accident. Notre voiture allaient dans tous les sens avant de se stabiliser à quelque 200 mètres loin de la route. Dehors, les paysans accouraient pour apporter un éventuel secours croyant que l’accident avait été grave. A l’intérieur du véhicule, c’était une scène de panique générale ; tout le monde appelait son Dieu, tellement on a senti la mort de très proche. Et lorsque la voiture s’est stabilisé, des cris se sont levés pour rendre grâce à Dieu pour les vies épargnées. Mais entretemps, Sandra (pseudonyme), une européenne qui était avec nous, regardait ironiquement et s’est même permis d’éclater en rire. Quand on lui a posé la question de savoir pourquoi elle riait pendant un moment si terrifiant pour nous autres, elle a répondu : « je croyais être dans un jeu ». Cette petite phrase a davantage irrité les esprits traumatisés. Pour elle, les différents appels à l’aide divine dans un moment de terreur ne signifiaient absolument rien. Plus troublant était la manière dont elle s’était moquée de nos croyances, ce qui montrait un manque de respect pour les appels à Dieu des Congolais. Effectivement, l’attachement à la croyance religieuse n’est pas toujours vécu de la même manière par tout chercheur – et certainement pas si on a grandi dans des contextes culturels différents. Dans des moments difficiles, une vraie communication inter-culturelle devient un grand défi.
Une autre dimension dans laquelle ces différences peuvent se montrer, c’est dans le domaine de la croyance à l’occultisme. En effet, lors d’un séminaire sur les défis éthiques du chercheur dans un contexte conflictuel en Janvier 2018, plusieurs chercheurs osaient dévoiler la charge psychologique que certains incidents de terrain avaient laissée en eux. Certains faisaient référence à des rencontres avec des démons la nuit lors ou après des expériences de terrain pénibles. Toute la salle écoutait avec beaucoup de respect ; mais certains se disaient qu’il n’était pas facile de discuter sur ce type de sujets avec un bailleur occidental, étant donné que dans des cultures congolaises il n’était pas aisé d’aborder n’importe quel sujet devant le « boss ».
Par après, j’y réfléchissais avec un professeur occidental qui était présente et qui a une longue expérience de terrain. Elle me dévoilait : « Un jour, il y a longtemps, mon collaborateur me racontait comment il était régulièrement visité par des démons la nuit. Je le prenais - à ce moment jeune chercheuse très ancrée dans la culture européenne - comme une expression de superstition. A ma honte, je me rappelle même avoir rigolé un peu avec son histoire. Ce n'est que quinze ans plus tard - en ayant moi-même vécu des choses difficiles sur le terrain, et en ayant été affectée par des cauchemars - que j'ai compris à quel point la visite des démons la nuit pouvait aussi être une expression de la profonde traumatisation que mon collaborateur avait vécu. Ça m'a pris beaucoup d'années et un rapprochement culturel profond pour comprendre à quel point ma réaction initiale était inapproprié et profondément insultante face à sa confiance et son courage de partager son vécu avec moi ».
Il sied de constater que les chercheurs censés travailler au sein des équipes multiculturelles doivent fournir un effort de suffisamment respecter les croyances et convictions des autres. Ceci est d’avantage important dans des terrains difficiles où le poids mental de la recherche est souvent lourd. Et les enjeux sont encore plus grands dans des collaborations entre les chercheurs du Nord et ceux du Sud, les premiers étant généralement les « boss » des seconds ; ce qui peut donner lieu à des frustrations beaucoup plus importantes.
En même temps, on constate que des séances de partage d’expériences peuvent permettre aux uns et aux autres de s’adapter à des considérations culturelles. De telles initiatives peuvent avoir une incidence non négligeable sur les cycles de recherche. Aussi, elles peuvent aider à déconstruire des inégalités en termes de relations de pouvoir qui implicitement imposent un certain cadre culturel comme plus légitime qu’un autre. De là, on peut épanouir l’expérience non pas seulement dans le contexte des vécus de terrains, mais aussi, plus largement dans la construction de projets, dans la mise en place des approches méthodologiques, épistémologiques, etc.