‘Le chercheur ventripotent’ : Collecter des données dans un terrain insécurisé du Sud

‘Le chercheur ventripotent’ : Collecter des données dans un terrain insécurisé du Sud

Juin 12, 2019
Espoir Bisimwa Bulangalire
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L'auteur, Espoir Bisimwa Bulangalire 

Le terrain comme champ d’investigation est miné de plusieurs maux qui rendent son accès ardu. L’insécurité et diverses menaces nuisent à la sécurité humaine du chercheur. Au quotidien, les chercheurs du Sud travaillent dans un terrain insécurisé et en crise socioéconomique. Ces chercheurs sont issus des instituts supérieurs et universitaires nationaux et étrangers, des centres de recherches publics et privés mais aussi des organisations non gouvernementales nationales et internationales. A travers leurs recherches, ils visent à collecter des données dans l’objectif de contribuer à une meilleure connaissance du contexte. Ceci peut ultimement mener à l’amélioration des conditions de vies locales. Cependant, la perception du travail du chercheur par la population enquêtée est souvent différente. Elle considère souvent le chercheur comme étant le « chercheur du ventre », c’est-à-dire un collecteur d’informations pour son compte, sans redevabilité aucune. Une telle perception permet de se demander comment on peut négocier son terrain et garantir la qualité des données fournies par l’enquêté en étant a priori qualifié de chercheur du ventre.

 

La diversité de chercheurs dans les champs de la recherche est un facteur qui explique le doute que les enquêtés et fournisseurs primaires des données se font de cette activité. Actuellement, dans les milieux ruraux et urbains des provinces du Sud-Kivu et du Nord-Kivu, il y a des nombreux ONG, Universités et Centres de recherche qui font de manière praxéologique la collecte des données sur une diversité d’éléments liés au contexte. On remarque de plus en plus que presque partout, quand il faut se présenter comme chercheur, les gens vous qualifient de ventru, ou des personnes qui ont déjà « mangé » et qui viennent perdre les temps des paisibles populations qui doivent répondre aux questions des chercheurs. Ainsi, les enquêtés tendent de développer des attitudes de méfiance et d’indisponibilité pour accorder de l’espace pour les entretiens. Ils considèrent que le chercheur a beaucoup d’argent et qu’il se présenterait devant eux pour leur faire perdre du temps et cela sans compensation. Ceci pousse souvent le chercheur, contraint par un calendrier et un chronogramme préétablis, à devoir passer de longues journées essayant de convaincre les enquêtés.

Par exemple, lors d’une visite effectuée dans le groupement de Bugorhe, chefferie de Kabare au Sud-Kivu, les enquêtés nous disaient : « Munakuya tena ? Mulisha kula byenu na munataka kukamata wakati yetu bure. Tutakuwa tuna wapa na sisi atuone kitu » (« Vous venez encore ? Vous avez déjà mangé et vous voulez nous faire prendre notre temps inutilement. Nous vous donnons mais nous ne voyons rien en retour »). Dès lors, si les enquêtés perçoivent les chercheurs comme étant des ventripotents, alors les risques sont perceptibles dans la fourniture d’informations fiables. Dans un entretien collectif effectué à Rutshuru, dans la chefferie de Bwisha au Nord-Kivu, un enquêté nous disait : « Izi siku zote munafanyaka utafiti, amujashibaka nakutafuta byenye atuonake matunda ? » (« Tous ces jours que vous faites de la recherche vous n’êtes jamais rassasiés des résultats dont nous ne voyons jamais les résultats ? »).

Ce type de réactions démontre plusieurs choses. Tout d’abord, le terme ‘recherche’ mérite d’être clarifié au regard de son ancrage dans les mentalités des interviewés, les paysans plus particulièrement. Les mondes ruraux ne dissocie la recherche des actions sociales de développement. Souvent, les suspicions et inquiétudes autour de la recherche devraient faire l’objet de l’explication des paysans sur le bien-fondé d’une recherche scientifique dans un contexte d’insécurité et de pauvreté. Malgré tout, certains chercheurs promettent des choses irréalisables aux enquêtés. Ces derniers vivent dans l’espoir de voir se matérialiser leurs données fournies en actions sociales de développement et d’en être des bénéficiaires primaires. Au lieu de s’accrocher sur les promesses irréalisables, les chercheurs devront plutôt expliquer aux enquêtés le bien-fondé de leur recherche pour ne pas pêcher contre les valeurs éthiques de la recherche.

En même temps, il faudrait aussi comprendre que ‘la recherche pour la recherche’ ne veut pas dire grande chose pour des populations vivant dans des situations d’extrême pauvreté. Il faut, à travers une restitution, indiquer aux populations comment les données rassemblées sont utilisées et à quoi elles servent. Cette phase est souvent ‘oublié’ car il n’est pas toujours très confortable d’affronter le scepticisme des populations vis-à-vis de ce que la recherche peut – ou souvent ne peut pas – faire.

Finalement, il serait question de voir comment on peut traduire les résultats de la recherche dans d’autres formats que ceux utiles pour les bailleurs et pour le monde scientifique. Pourquoi ne pas essayer de créer des outputs accessibles et intéressants pour le milieu où les données sont rassemblées ? On pourrait par exemple penser à des ateliers de théâtre, des bandes dessinées, des chansons ou d’autres formats accessibles qui prennent au sérieux la vulgarisation des recherches et permettent les populations locales d’accéder aux résultats. Même si ça ne correspond peut-être toujours pas à leur souhait de voir la recherche changer leur situation de vie, au moins, ça leur montre que le chercheur ne les a pas oubliés et respecte son engagement.

Cependant, souvent, les moyens manquent pour réellement se prendre du temps d’interagir avec la population de recherche au-delà de la phase de pure collecte de données. Le chercheur vient, il prend ‘sa part’, et ensuite, il disparait. Et c’est ainsi que les chercheurs du Sud deviennent des fantômes à l’égard de leurs enquêtés et de leurs terrains.

Pour clore, les chercheurs du Sud travaillant dans un terrain insécurisé et pauvre font face à une multitude de défis et contraintes. Ces chercheurs sont dans un terrain miné par la pauvreté, la guerre et la main tendue de la population locale. La recherche comme métier doit répondre non seulement aux attentes des chercheurs du Sud sur leur sécurité humaine, psychologique et leur survie mais aussi aux besoins exprimés par les enquêtés. Ce contexte aussi dure pousse à ce que les chercheurs du Sud soient considérés comme des fantômes ou des ventripotent.

 

 

Espoir Bisimwa Bulangalire est Assistant à l’Institut Supérieur de Développement Rural de Bukavu et Chercheur au Projet Land rush

 

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