« Ils lui ont volé le cerveau » : Le chercheur local, un collecteur des données ou chercheur à part entière ?

« Ils lui ont volé le cerveau » : Le chercheur local, un collecteur des données ou chercheur à part entière ?

Juin 19, 2019
Stanislas Bisimwa Baganda
Stani_GEC

L'auteur,  Stanislas Bisimwa Baganda 

La recherche est une activité qui implique plusieurs acteurs à différents niveaux : international et local. Tandis qu’ils sont appelés à collaborer dans l’exercice de leur métier, les chercheurs se trouvent souvent impliqués dans des relations de pouvoir inégalitaires. Cela peut influer sur la qualité de leur travail.  Le vrai problème est qu’il n’y a souvent pas de contrat de collaboration qui unit ces deux pôles : le chercheur du Nord et celui du Sud. Et s’il y en a, pour certains, ce contrat ne tient pas compte de certains aspects éthiques clés qui sont liés aux défis sécuritaires et de visibilité dans la production des savoirs. C’est pour rééquilibrer ces rapports que nous proposons de baser la collaboration de recherche sur des protocoles qui reconnaissent l’importance et valorise la protection de l’assistant de recherche dans la recherche. Cette approche permettra de réaliser une vraie décolonisation de la production du savoir.

Plusieurs recherches – souvent commanditées par des bailleurs de fonds de multiples sortes – sont orientées vers le Sud. Dans ce cadre, les chercheurs du Nord recourent fréquemment aux assistants de recherche pour leur faciliter l’accès aux données. Effectivement, on se rend compte que la maitrise de la zone de recherche est un atout majeur pour produire un travail de qualité. Malheureusement, les chercheurs du Nord ne se rendent pas toujours compte des risques auxquels sont exposés les chercheurs du Sud dans l’exercice de leur travail. On réfléchit donc peu ou pas du tout sur les mesures de sécurité de ces ‘rares cerveaux moteurs’ de la recherche. De plus, les relations de pouvoir entre chercheurs du Nord et chercheurs locaux sont souvent caractérisées par une relation de ‘patron – ouvrier’. Cela fait que le chercheur local n’est pas considéré comme un collaborateur ayant les mêmes droits que les chercheurs du nord.

Prenons l’exemple d’un cas frappant qui est celui de l’assassinat des experts de l’ONU à Kassaï le 12 mars 2017. Tandis que l’assassinat des deux chercheurs occidentaux était largement débattu dans la presse internationale et locale, très peu était dit sur les chercheurs locaux. Un autre exemple est celui d’un collègue chercheur qui faisait des recherches dans la base des Maï Maï Kirikicho. A la fin de ses entretiens, un chef rebelle a constaté que le chercheur avait pris note de leurs échanges – comme spécifié dans son protocole de recherche. Le chef rebelle lui obligea alors de mâcher et d’avaler toutes ses notes devant lui. Heureusement pour lui, il avait quelques connaissances dans ce groupe sinon la situation allait être pire.

On peut se poser des questions sur les protocoles de protection de ces chercheurs. Qui s’occuperait de leurs familles si quelque chose de grave leur arrivait ?  Qui se chargerait de leur rançon s’ils venaient à être kidnappés ? Est-ce qu’il y a un plan d’évacuation par avion quand un chercheur du sud est surpris par la guerre comme c’est le cas pour le chercheur du Nord ? Comment faire lorsque la route  par laquelle il pourrait fuir est sous contrôle des groupes armés ?

Malgré que l’assistant de recherche récolte des données dans un contexte souvent assez critique, son rôle dans l’analyse des données et la rédaction reste très limité. Une fois que ces données sont renvoyées au ‘patron’, le chercheur ‘local’ perd ses marges de manœuvre sur ce qui se passe avec ces données. Ceci pose deux problèmes principaux : tout d’abord, le chercheur perd toute opportunité de co-décider de la manière dont ces données sont analysées, publiées et vulgarisées. Or, pour la population locale, cet assistant de recherche reste le visage de la recherche auprès de la communauté locale et auprès des responsables politiques et armés potentiellement frustrés avec les analyses produites par le ‘‘patron’’ sur base de ces données. Il risque même d’être l’objet des poursuites après la publication des données fournies et eu égard aux attentes des unes et des autres.

Ensuite, l’assistant de recherche est rarement reconnu dans la publication issues des données qu’il a récoltées. On peut se demander s’il existe des réelles raisons pour lesquelles les chercheurs du nord qui analysent et écrivent sur les données ont plus de droits de figurer comme auteur que ceux qui négocient l’accès au terrain et rassemblent les données ! Ce n’est pas parce qu’on a les fonds de recherche qu’on sait accéder aux données. Cet accès est conditionné par une entrée dans la zone et toute une série de négociations qui en résulte. Il en est de même pour l’assurance des données fiables. Ce n’est pas parce qu’on arrive à accéder au terrain qu’on a la confiance des communautés locales.

Ces deux éléments essentiels à la production des savoirs (accéder au terrain et récolter des données fiables) demandent la mobilisation d’une expertise des      assistants de recherche. Dès lors, rabaisser le rôle du chercheur local à un simple collecteur des données est à la fois une occasion ratée pour les projets de recherche et une injustice. En plus, cette logique renforce le déséquilibre de pouvoir entre chercheur le ‘bailleur’ et le chercheur ‘exécutant’. Cette relation déséquilibrée fait penser à une forme de colonialisme scientifique qui ne considère pas l’assistant de recherche comme un collaborateur ayant les mêmes droits que celui du nord.

C’est pour cela que nous plaidons pour plus d’implication des assistants de recherche et de les considérer comme des chercheurs au même titre que ceux du nord dans tout le cycle du projet : dès la phase de définition du projet, lors de l’élaboration des questions de recherche, à la définition de la méthode, des approches de recherche, de l’analyse et à la rédaction et la publication de la recherche. Il devrait aussi pouvoir soulever certaines questions éthiques pertinentes par rapport à l’assurance et la sécurité du chercheur. Tout cela doit être couché dans un protocole de collaboration signé entre les deux parties. C’est de cette manière qu’on peut décoloniser la recherche et reconnaître l’importance du chercheur localement ancré dans la recherche. Et une telle reconnaissance ne peut qu’enrichir l’échange riche qu’on peut avoir entre les chercheurs de différents backgrounds.

 

 

 

Stanislas Bisimwa Baganda est un chercheur du Groupe d’Étude sur le Conflit et la Sécurité Humaine (GEC-SH). Il est aussi consultant en matière de gestion des projets.

 

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