La rémunération du chercheur sud : Une source de prostitution scientifique?

La rémunération du chercheur sud : Une source de prostitution scientifique ?

Juin 21, 2019
Elisée Cirhuza
Elize_GEC

L'auteur,  Elisée Cirhuza 

 

Derrière la production de rapports scientifiques et des publications sous forme de livres et articles, il y a toute une chaine de chercheurs qui collaborent à l’atteinte de ces résultats. Cependant, très peu de questions sont posées par rapport aux conditions de travail et de rémunération de ces chercheurs. La position de l’assistant de recherche est vulnérable dans cette chaine. Souvent, il reste la main d'œuvre invisible en termes des résultats. Les chercheurs sont souvent débordés par les exigences de terrain et les directives de qualité du rapport de terrain. Mais la question, largement oubliée pendant les discussions, reste les critères de rémunération et les frais de risques de l’assistant de recherche

Mon expérience personnelle pendant 4 ans de recherches en RDC m’a permis de participer à plusieurs formations scientifiques et sessions de préparation de terrain. Mais la question de la rémunération n’a jamais fait l’objet de discussions plus approfondies au cours de ces ateliers. Tandis que les chercheurs du Nord obtiennent un salaire assuré, des frais de risque et différentes formes d’assurance,  ceci n’est pas le cas pour la plupart des chercheurs localement ancrés. Cette inégalité dans la rémunération des uns et des autres est une forme de discrimination. Elle constitue un déséquilibre entre les chercheurs du nord et deux du sud, pourtant travaillant ensemble.

Au-delà du salaire, il y a aussi la question des conditions de travail du chercheur local. En effet, le manque de moyens financiers adéquats pour organiser son travail et pour surmonter certains défis imprévisibles peuvent rendre le travail très difficile. Les entreprises scientifiques ne prennent pas toujours en compte les diverses dépenses imprévisibles auxquelles le chercheur local fait face sur le terrain. Elles ignorent que les recherches au sud sont exécutées dans des zones pauvres, instables et conflictuelles et que la présence des chercheurs dans ces zones suscite une demande accrue d’ordre financier. Par exemple, moi-même lors de mon dernier terrain en février 2019 en chefferie de Burhinyi, Territoire de Mwenga, au Sud-Kivu, il m’est arrivé de passer une nuit dans un hôtel sans lumière pour économiser sur les frais de terrain. Pourtant, je devrais transcrire mes interviews chaque soir pour capitaliser sur les grandes lignes de la journée et produire mon rapport journalier. Dans ces conditions d’hébergement, il m’était difficile de réfléchir et de rédiger mon rapport journalier correctement mais aussi de gérer la masse des données dans le temps qui m’était imparti.

Aussi, en 2018 à Kabare, nous avions mené une étude avec une chercheuse du Nord sur la revalorisation de la musique traditionnelle. Pendant l’enregistrement des chansons chez les harpistes traditionnels, plusieurs habitants du village de Cifuma sont venus assistés à cette activité sans y être invités. Après l’enregistrement, le public exigeait une compensation. Ils nous ont hué au point de nous jeter des pierres en criant « nashiye tuliparticipé mutatulipa, mutu uziye pombe basi ya kasikisi, muko na lare » (« nous aussi avons participé à cette activité ; nous avons droit à une prime. Sinon, vous nous payez alors de la bière de bananes ; vous avez de l’argent ! »). C’était très compliqué de calmer cette masse ; notre départ s’est passé dans un grand stress.

Ces conditions mettent le chercheur dans une position de vulnérabilité et de précarité dans laquelle il doit improviser, prendre des risques par rapport à la sécurité et pouvoir délivrer les rapports de terrain dans le délai fixé par les « entreprises scientifiques ». Dans certains cas, le chercheur peut même risquer sa vie par ce qu’il ne reçoit pas des moyens alloués aux imprévus pouvant lui permettre de recourir à un plan B pour sa sécurité ou pour pouvoir échapper à un risque de terrain. Néanmoins, il y a certaines ONG qui donnent aux chercheurs une « enveloppe sécuritaire » pour leur permettre de mater les kidnappeurs. En 2013, par exemple, un collègue chercheur allait mener une étude sur le déplacement des populations à Masisi au Nord-Kivu. A ce moment, il y avait un conflit entre les Batembo et le Banyarwanda. Faute d’analyse du contexte sécuritaire dans le milieu, il a failli mourir. L’autorité locale qui l’orientait a été tué lors de ces affrontements. De ma propre expérience, je me rappelle vivement une recherche sur l’île de Iko en territoire de Kalehe en 2018. Nous étions obligés de traverser le lac Kivu dans une pirogue usée, non motorisée et sans outils de sauvetage. D’une part, le programme du commanditaire de la recherche était échelonné sur une courte durée dans la zone et suivant une ligne budgétaire ne permettait pas d’augmenter l’échéance. D’autre part, ce budget ne pouvait pas permettre aux chercheurs de louer un canon rapide et moins encore un avion pour aller vers la zone sécurisée. Il suffisait d’une simple vague pour que nous soyons noyés. J’ai eu tellement peur jusqu’à perdre le courage de mener des recherches commanditées.

Devoir travailler dans ces conditions peut des fois pousser des chercheurs à la tricherie. Des fois, on fournit des données de pauvre qualité quand on combine plusieurs recherches à la fois avec des employeurs différents. Dans d’autres cas, le chercheur peut être séduit à fournir des fausses données qu’il invente par manque de courage de les rassembler dans des conditions difficiles. Quand on se sent mal estimé, mal rémunéré, et isolé, on peut perdre le sentiment de fierté associé au métier de chercheur pour se perdre dans une pure instrumentalisation du métier pour gagner quelques sous.

Les entreprises scientifiques doivent prendre le devant pour améliorer la rémunération du chercheur du sud en tenant compte des complexités du terrain et des risques. Elles doivent comprendre que la rémunération influence l’amélioration de la qualité des résultats, renforce la sécurité sociale et la stabilité du chercheur mais aussi constitue une alternative de gestion de certains impératifs de terrain. En même temps, la question de la rémunération du chercheur sud devrait être discutée en relation avec un débat plus large sur sa position critique au sein des relations de pouvoir au sein des projets scientifiques.

 

 

Elisée Cirhuza est un chercheur et gestionnaire de programme au Groupe d’Étude sur le Conflit et la Sécurité Humaine (GEC-SH).  Contactez l'auteur sur cirhuelisee (at) gmail.com

 

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