Rupture épistémologique, distanciation et décentrement : Exigence sur le terrain proche

Rupture épistémologique, distanciation et décentrement : Exigence sur le terrain proche

8 Novembre, 2019
par Francine Mudunga
Francine_GEC

L'auteur,  Francine  Mudunga 

 

 

Comment un chercheur peut-il se distancier du ‘sens commun’ afin de construire une réalité scientifique ? Comment gérer ses sentiments personnels, ses sympathies, ses antipathies, et ses préjugés quand le terrain n’est pas juste le contexte de ses recherches, mais fait également parti de son quotidien ? Cette contribution est centrée autour de la réflexion des enjeux particuliers d’un terrain « proche » pour le chercheur qui fait des recherches « chez soi ».

En effet, le chercheur est avant tout un être humain. En tant que tel, il est le produit de sa société. Il est caractérisé par une vision du monde, ses croyances ainsi que ses valeurs et un certain nombre de connaissances. Les données de terrains sont construites et produites par ce chercheur. Le fait de s’intéresser au sujet étudié, la façon d’aborder son sujet, les stratégies pour accéder au terrain, la façon de lire ses données, etc., tout ce processus de recherche est coloré par l’identité du chercheur. En même temps, le chercheur doit prendre les informations avec un certain recul, étant donné que la science n’est jamais définitive. Celle-ci fait l’objet de contestation, d’autant plus que ce qui est accepté aujourd’hui peut ou ne pas l’être demain, et la société se trouve dans une dynamique évolutive et changeante. Il y a donc une tension permanente entre passion pour un certain sujet de recherche versus nécessité du recul scientifique pour l’étudier de manière scientifiquement valable.

Cette tension est d’autant plus intense pour l’assistant de recherche dans sa propre zone de recherche. Tout d’abord, l’ancrage local offre au chercheur certains avantages. Elle ou il a un accès plus facile au terrain en comparaison avec quelqu’un qui est étranger au milieu et qui doit d’abord passer par l’intermédiaire d’une tierce personne pour son entrée. De même, une maitrise de la langue locale offre à l’assistant de recherche une entrée plus facile car il a la capacité de dialoguer directement avec ses interlocuteurs. L’ancrage local donne donc au chercheur une certaine crédibilité et facilite l’établissement d’un lien de confiance avec les participants à la recherche.

D’autre part, le fait d’avoir des liens locaux intenses présente au chercheur une série de défis. D’abord, les prénotions du chercheur par rapport à son terrain peuvent biaiser la façon dont il aborde sa recherche. Ce que peut être ‘du sens commun’ pour le chercheur, peut être une lecture de la réalité qui est socialement construite. La construction de données se fait à travers une distanciation entre l’objet et le sujet d’étude. Le chercheur doit en être capable. Il doit avoir la capacité mentale et émotionnelle d’éviter que ses propres sentiments déterminent toute lecture de la situation locale de manière qu’il ou elle se constitue un obstacle à lui-même.

Ensuite, le fait de faire partie d’une communauté peut générer des conflits de loyautés. Par exemple, dans les communautés où il y a des activités de groupes armés, les chercheurs peuvent se sentir obligés de cacher la réalité. En parler – même en langage scientifique – peut être considéré comme une sorte de trahison par des membres de leur communauté. Travailler sur des sujets qui impliquent le chercheur personnellement est même plus compliqué. Il est par exemple très difficile d’impliquer des assistants de recherche dans une recherche sur l’initiation culturelle des jeunes au sein de leur communauté si ces chercheurs eux-mêmes sont passés par là. Leur ancrage local offre effectivement un aperçu interne très riche ; mais il est quasiment impossible de pouvoir prendre une distance scientifique par rapport à des processus si proches à son propre vécu.

C’est ici que la question de rigueur doit intervenir pour que l’engagement du chercheur lui permette de dépasser ses idées initiales, en s’ouvrant à d’autres lectures que celui ‘de première vue’ sur base des données récoltées au terrain. Il doit avoir l’ouverture d’esprit de ne pas partir de parties prises et son opinion ne doit pas être limitée à un seul aspect. Le chercheur est analyste de la société et doit aller au-delà de ses observations initiales pour une meilleure compréhension de son étude.

En même temps, une vraie richesse peut se trouver dans le travail en équipe avec des chercheurs de différents profils. En travaillant en équipes multidisciplinaires, multi-genres, multinationales, multi-ethniques, etc., on peut surmonter les défis de chaque profil individuel dans une complémentarité collective. Le travail collaboratif peut aider les chercheurs de se confronter à d’autres visions et de gagner en maturité pour voir les choses différemment. C’est ainsi que, dans la complémentarité, on peut surmonter les défis que chaque chercheur doit individuellement affronter.

Cependant, dans un travail collectif, il est crucial de pouvoir surmonter les déséquilibres de pouvoir souvent implicites et des fois explicites entre chercheurs de différents profils. Il y a plein de clivages qui peuvent jouer : Nord-Sud, homme-femme, senior-junior, prof-assistant, … Ces clivages peuvent remettre en question le potentiel positif d’une recherche collective. Il est donc crucial qu’au sein des projets collaboratifs, une attention particulière soit donnée à l’importance de la valorisation à part entière de chaque profil de chercheur. Ce n’est qu’à travers une vraie mise en valeur de chaque talent que le tout peut être plus que la somme des parties.

 

Francine Mudunga est assistante à la recherche au Groupe d’Étude sur le Conflit et la Sécurité Humaine (GEC-SH).

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