Résistance à l’exploitation prédatrice de l’huile de palme en RDC : la centralité de l’action directe

Résistance à l'exploitation prédatrice de l'huile de palme en RDC : la centralité de l'action directe

Série de blogs sur les luttes socio-environnementales dans le nord-est de la RDC
22 Octobre 2021
par Judith Verweijen et Dieudonné Botoko Kendewa
The palm oil processing plant in Lokutu


L'usine de traitement de l'huile de palme à Lokutu (Judith Verweijen)

Lorsqu'on leur demande quand la société est arrivée, les habitants des environs de la plantation de Lokutu de la société d'huile de palme Feronia (province de la Tshopo) font toujours référence à l'époque coloniale. Ils ne voient pas beaucoup de différence entre les pratiques de Feronia et celles de la société coloniale Huileries du Congo Belge qui appartenait aux frères britanniques Lever et qui a ensuite fait partie de la multinationale Unilever. Un leader du groupement de Bolesa dans le territoire de Yahuma en province de la Tshopo nous dit: « Il n'y a pas de changement, c'est pourquoi les communautés ici sont en colère… c'est une entreprise dictatoriale. Ils ne veulent même pas qu'il y ait de changement. Même s'ils changent de nom, il n'y a pas de changement. C'est la même politique de maintenir les communautés dans un état inférieur ».

 

En 2009, la société canadienne Feronia a racheté la participation de 76,17 % d'Unilever dans les Plantations et Huileries du Congo. L'entreprise a été cotée à la bourse de Toronto en 2010, mais le cours de son action s'est effondré et elle a accumulé d'énormes pertes. Les banques multilatérales et les institutions européennes de financement du développement - dont le groupe britannique CDC et les banques de développement allemandes, belges et néerlandaises - ont désespérément tenté de sauver l'entreprise. Elles ont obtenu une grande partie de ses actions et ont injecté plus de 150 millions de dollars entre 2013 et 2020.

Pourtant, en juillet 2020, la société a fait faillite après avoir accumulé plus de 160 millions de dollars de dettes. Les banques de développement ont alors permis à un fonds d'investissement privé basé à Maurice et composé d'investisseurs africains, Straight KKM 2 Ltd, d'obtenir une grande partie des actions, tout en effaçant la majorité de la dette.

Pour de nombreuses personnes vivant à proximité des plantations, ces changements de structure de propriété sont difficiles à comprendre. Plus important encore, ils n'ont pas entraîné d'amélioration de leur bien-être. Dans la majeure partie de Yahuma, nous dit un médecin travaillant dans un centre de santé local, les enfants souffrent de malnutrition sévère.

Gardien des esclaves libérés ou esclavagiste ?

À l'époque coloniale, une grande partie des terres et des forêts des populations ont été expropriées par l'entreprise, sans compensation raisonnable. Comme l'explique un dirigeant : « C'était en 1911, à cette époque, l'homme blanc dominait l'homme noir, il n'y avait pas de dialogue. Ils l'ont pris [leurs terres] par la force. Pendant l'ère coloniale, il n'y a eu aucune discussion, aucun accord sur l'investissement social, pas un seul accord ». Aujourd'hui, la population manque de terres à cultiver et ne dispose plus de forêts pour chasser et cueillir des plantes. Par conséquent, ils ont du mal à joindre les deux bouts.

Les impacts environnementaux de l'entreprise appauvrissent encore plus la population. Un chef de village dans le Yahuma témoigne  « Les pesticides tuent beaucoup d'arbres, l'eau est mauvaise. Il y a la pollution, il y a la déforestation. Et la terre est devenue infertile ». Un autre leader local explique que les escargots et les serpents ont disparu dans la région et qu'à cause de la pollution de l'eau, les poissons se sont déformés. De plus, leur bétail consomme de l'eau et des plantes toxiques, alors quand ils consomment la viande, ils tombent malades. Ces témoignages corroborent un récent  rapport de Human Rights Watch qui met en lumière l'utilisation irresponsable de pesticides toxiques par l'entreprise.

Cette situation rend le nom de l'entreprise hautement ironique. Selon son site web, Feronia doit son nom à la déesse romaine éponyme associée « à la faune, à la fertilité, à la santé et à l'abondance et également à la gardienne des esclaves libérés. Le nom de l'entreprise incarne son objectif de développer l'agriculture en RDC pour libérer plusieurs milliers de personnes de la pauvreté."

En revanche, les gens se sentent traités comme des esclaves et poussés toujours plus loin dans la pauvreté par l'entreprise. Pourtant, ils sont de moins en moins enclins à accepter ces relations d'exploitation « Nos ancêtres qui ont cédé leur terre étaient ignorants. Mais les nouvelles générations ont pris conscience que depuis un siècle et demi, cette entreprise qui exploite nos terres n’a rien fait pour nous », commente un ancien du village.

 Action directe

Au cours de la dernière décennie, les dirigeants et associations locaux, souvent aidés par des ONG, ont pris de nombreuses initiatives pour redresser la situation, notamment en écrivant des lettres et en organisant des pétitions. En 2018, ils ont déposé une plainte auprès du mécanisme de traitement des plaintes de la Société allemande d'investissement et de développement (DEG), ce qui a conduit à un processus de règlement des différends.

Malheureusement, ce processus a été très lent à démarrer. Il n'a donc pas réussi à répondre à l'une des plus grandes doléances de la population ; la mise en œuvre hésitante du cahier des charges, un accord entre l’entreprise et la communauté répertoriant les investissements sociaux que l'entreprise réalisera, tels que la construction d'écoles et de centres de santé.

Beaucoup de gens pensent que l'action directe a fait plus pour faire entendre leur voix que les lettres et les plaintes. Comme l'explique un responsable local : « Si nous avons réussi à obtenir un cahier des charges, c'est parce que nous avons barricadé les routes, trois ou quatre fois. Pendant une ou deux semaines, les gens descendent dans la rue malgré la répression ». La jeunesse locale serait à l'avant-garde de cette résistance, abattant les arbres pour bloquer la route et s'occupant des barricades.

Les routes étant fermées, les noix de palme n'arrivent plus dans l'usine de traitement de Lokutu, ce qui retarde la production. Les travailleurs de l'usine de traitement mènent également des actions directes. En juillet de l'année dernière, ils ont organisé une grève de 10 jours à l'usine et auraient piégé le directeur général régional de la société dans sa maison pour protester contre la détérioration des conditions de travail. Toutes les activités à Lokutu ont été paralysées, les magasins, les bureaux et les stations de radio locales ayant fermé leurs portes.

En 2015, la population a également mené une action directe contre une équipe de l'entreprise qui est soudainement arrivée dans leur village avec du matériel GPS pour géolocaliser et délimiter les limites contestées de la concession. « L'entreprise est venue mesurer et délimiter ces terres qu'elle exploite depuis 1911. Nous sommes allés à Makawu où nous les avons arrêtés et nous avons emporté leurs GPS et jalons et les avons amenés au bureau du procureur », explique un leader local. Par conséquent, l’équipe n'a pas pu accomplir sa mission.

 

Road next to PHC Feronia plantation in Yahuma

Route à côté de la plantation PHC Feronia à Yahuma (Judith Verweijen)

Répression directe

Si l'action directe peut être efficace, elle est souvent confrontée à la répression. En particulier, les barricades sur les routes suscitent une réponse musclée. Selon les mots d'un chef : "La première réponse est la répression. C'est juste de la répression. Ils utilisent l'État pour nous chasser. La police et l'armée. Il y a même des arrestations".

En septembre 2019, un certain nombre de personnes du village de Yalifombo, dont le chef, ont été arrêtées après que ce dernier a tenu des propos critiques lors d'une cérémonie traditionnelle entourant la plantation de nouveaux palmiers. Plus précisément, il avait insisté pour qu'avant de planter de nouveaux arbres, l'entreprise respecte ses promesses d'honorer ses obligations envers le village telles qu'elles sont énumérées dans le cahier des charges, notamment la construction d'une école, d'un centre de santé et d'un forage d'eau.

Les personnes arrêtées ont été directement transférées au parquet de Kisangani, où cinq d'entre elles, dont le chef, sont restées en détention pendant des mois avant la première audience qui a eu lieu en janvier 2020.

 

Ce n'est qu'en mars de cette année que les cinq détenus ont été libérés provisoirement après avoir payé une caution d'environ 1600 $, mais les charges contre eux ne sont pas encore retirés (car il n’ y a pas eu un jugement d’acquittement).

Arrêter des personnes sur la base de fausses accusations les épuise tant émotionnellement que financièrement. En RDC, les conditions carcérales sont abominables. Les prisonniers comptent sur leur famille pour leur apporter de la nourriture. Pourtant, les visiteurs doivent payer les gardiens pour avoir accès à leurs proches. De plus, les détenus ne peuvent pas travailler et gagner de l'argent en prison, ce qui ajoute à la pression financière exercée sur leurs familles. Les personnes accusées ont généralement aussi du mal à trouver les moyens de se faire assister par un avocat. En outre, elles ne disposent pas des fonds nécessaires pour faire assister des témoins aux audiences, ce qui est souvent coûteux et difficile en raison des grandes distances et du mauvais état des routes. La défense inadéquate résultant de ces circonstances porte gravement atteinte au droit de l'accusé à un procès équitable.

Se battre pour l'avenir

Malgré les dangers, les gens sont déterminés à demander des comptes à l'entreprise, espérant un changement maintenant que l'entreprise a de nouveaux propriétaires. Comme l'explique un dirigeant local: « Les communautés continueront à réclamer la réalisation des projets promis, sinon il y aura toujours des désordres ». Nombreux sont ceux qui considèrent ces investissements sociaux comme le seul retour concret qu'ils obtiennent de l'entreprise pour la dépossession de leurs terres, les possibilités d'emploi étant limitées.

D'autres veulent récupérer leurs terres et tiennent absolument à s'accrocher à ce qu'il en reste. Comme le dit un ancien du village : « J'ai peur qu'ils n'emportent le peu de terre qui reste. S'ils m'enlèvent aussi ça, je ne peux que pleurer. L'entreprise avait déjà commencé à défricher ici pour planter des palmiers. Si nous n'avions pas résisté, ils auraient pris toutes les terres. Et si je meurs, mes enfants continueront à pleurer, c'est pourquoi je me bats maintenant, pour qu'ils ne prennent pas ma terre tant que je vivrai ».

Mais la lutte risque d'être longue. La semaine dernière encore, l'arrestation de deux jeunes accusés d'avoir volé des noix de palme par des gardes industriels de la société a déclenché une vague de protestations dans le village de Yambienene, entraînant un déploiement policier massif et de multiples arrestations. Ainsi, malgré les nouveaux propriétaires, le cycle d'action directe contrecarrée par la répression directe continue - du moins pour le moment.

Ce blog fait partie d'une série de blogs sur les luttes socio-environnementales dans le nord-est de la RDC

Judith Verweijen est maître de conférences au département de sciences politiques et relations internationales  à l'Université de Sheffield. Ses recherches portent sur l’interaction entre la violence, les conflits autour des ressources naturelles et la mobilisation sociale. Elle se focalise sur l’est de la République démocratique du Congo, où elle a mené des recherches de terrain depuis 2010

Dieudonné Botoko Kendewa est ingénieur forestier de l’Institut Facultaire des Sciences Agronomiques de Yangambi. Il est actuellement responsable de la Cellule Aménagement forestier au sein de l’ONG OCEAN. Il a près de dix ans d'expérience dans les études de base et les inventaires forestiers pour l’aménagement des terroirs forestiers villageois, les processus de cartographie participative et la facilitation des négociations sur les clauses sociales dans les cahiers des charges forestiers. Actuellement, il est impliqué dans la problématique REDD+ et la production durable de bois-énergie par les producteurs ruraux dans le Bassin d’approvisionnement de Kisangani.

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