Quand la salle rigole : de la femme-chercheuse à la chercheuse-prostituée

Quand la salle rigole : de la femme-chercheuse à la chercheuse-prostituée

16 Avril 2020
par An Ansoms & Irène Bahati

Faire des recherches de terrain dans des zones de conflit n’est jamais facile. Plusieurs blogs dans le ‘Bukavu Series’ ont discuté des multiples défis éthiques et émotionnels que les chercheurs subissent tout au cours du cycle de recherche. Cependant, les témoignages des chercheuses-femmes – pourtant très forts – sont restés relativement minoritaires. Néanmoins, il serait crucial d’apporter une attention particulière aux défis éthiques et émotionnels que les chercheuses-femmes subissent par rapport à leur genre, afin de prévoir des formes d’échanges particulières qui permettent de partager des témoignages et d’élaborer des stratégies pour faire face aux multiples défis.

 

Le travail en zone de conflit est difficile pour tout chercheur. Pour les chercheuses-femmes, les défis sécuritaires sont encore plus complexes pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les acteurs sur place ne savent pas toujours bien comment interpréter le rôle d’une femme-chercheuse qui sort du cadre de référence des métiers féminins. Cependant, il est même plus difficile quand le rôle qu’on attribue à la femme-chercheuse est celle d’une prostituée. Nous avons toutes les deux fait face à ce défi. L’image de la ‘chercheuse-prostituée’ est parfois avancée comme une blague, parfois comme une menace. Elle est mobilisée par plusieurs acteurs : des acteurs présents sur le terrain de recherche ; des acteurs politiques qui veulent discréditer les analyses de la chercheuse ; et parfois même des membres de la communauté scientifique. Prenons quelques cas concrets.

Dans un blog précédent, une auteure analysait comment, sur son terrain à Mukungwe (Walungu, est-RDC), les exploitants miniers accueillaient les femmes-chercheuses par des phrases comme « voilà les écomogues qui arrivent », pour dire ‘les nouvelles prostituées arrivent’. Comme Irène, plusieurs autres femmes chercheuses – ayant travaillé dans le contexte conflictuel de l’Est RDC  et d’ailleurs – témoignaient avoir vécu des situations similaires, voire pires. Ce type de ‘blagues’ et de ‘moqueries’ mettent les femmes dans une position vulnérable car elles englobent une menace implicite. En même temps, comme chercheuse, on ne peut pas adopter une stratégie d’évitement car le métier même implique d’interagir avec les acteurs sur le terrain. Le fait d’être demandeur d’accès ou d’information dans l’interaction avec les acteurs de terrain peut être répondu par une demande de ‘contrepartie’. L’autre auteure de ce blog a un jour dû négocier sur l’intégrité de son corps avec un militaire sur le terrain qui exigeait ses ‘services de femme’. « La femme qui cherche, ha, voilà si tu cherches, je vais t’aider à trouver ». Telle est la situation qu’elle devait gérer. Sortir de ce type de situations demande beaucoup d’efforts rhétoriques à travers une stratégie de rigolade. Mais cela laisse aussi des traces profondes de frustration, voire de traumatisme.

A côté des rencontres difficiles sur le terrain, il y a d’autres moments où l’image de la chercheuse-prostituée peut émerger. Quand les analyses issues de la chercheuse ne plaisent pas certains acteurs actifs dans le débat politique, l’image de la chercheuse-prostituée est un outil très fort pour délégitimer ses capacités professionnelles. Une d’entre nous a vécu plusieurs de ces incidents par rapport à ses recherches, surtout quand ses analyses étaient considérées comme trop critiques ou trop peu critiques par rapport aux politiques officielles. Des coups d’appel ou des messages anonymes indiquaient « la façon dont tu te prostitue pour plaire l’autre côté », ou d’autres formules moins polies et plus explicites.

Même la communauté scientifique peut être impliquée dans le renforcement de la vulnérabilité des femmes-chercheuses à travers l’image de la chercheuse-prostituée. Parfois, il y a des incidents flagrants. Quand une femme fait carrière dans un contexte dominé par les hommes – comme le champ de recherche dans des zones de conflit – l’image de la prostituée peut être mobilisée pour discréditer les capacités de la chercheuse. Nous avons par exemple eu des témoignages d’incidents dans lesquels une femme-chercheuse a été interpellée par son collègue scientifique, lui demandant « avec qui elle a couché pour faire carrière si vite ». Dans d’autres cas, il a été demandé à des collègues pourquoi elles voulaient faire un métier d’hommes, et si c’était « pour être toujours avec les hommes ». Même si ces types d’incidents sont rares, ils disent beaucoup sur la manière dont les femmes peuvent être considérées et traitées dans leurs carrières de chercheures.

Mais la pression sur la femme-chercheuse peut être beaucoup plus subtile. En fait, au sein de la communauté scientifique travaillant dans et sur les zones de conflits, il n’y a que très peu d’espace pour la femme-chercheuse de pouvoir partager, échanger et discuter sur les défis dans la recherche par rapport à son genre. Et quand on le fait, les réactions se limitent souvent à deux niveaux. Premièrement, quand on raconte des histoires par rapport à l’image de la chercheuse-prostituée, les gens en rigolent souvent et tout le monde semble banaliser l’affaire. Cette réaction – souvent bien intentionnée mais néanmoins maladroite – pousse la femme dans une position de relativiser ou de banaliser l’incident pour ne pas être prise comme faible. Une deuxième réaction souvent exprimée est un questionnement par rapport à la place de la femme dans les recherches en zones de conflits, et les défis sécuritaires supplémentaires attachés au genre. « En effet, si c’est si dangereux et difficile, peut-être qu’on ne devrait pas amener des femmes dans ces zones de recherche. Peut-être certaines recherches sont simplement le domaine de l’homme ». De nouveau, une telle réaction pousse la chercheuse-femme dans une position défensive où elle doit justifier pourquoi elle se considère comme pertinente sur ce terrain. Effectivement, être femme a aussi des avantages très importants dans plusieurs circonstances. Cependant, le fait de devoir justifier sa valeur ajoutée prend à la chercheuse le droit de parole sur l’importance de prendre en compte les défis sécuritaires des chercheuses-femmes sur le terrain conflictuel.

Les femmes-chercheuses ont besoin des formes d’échanges particulières qui permettent de partager des témoignages et d’élaborer des stratégies pour faire face aux défis spécifiques aux femmes. Nous devrions pouvoir avoir un espace où nous pouvons échanger au-delà du partage de la ‘petite anecdote du jour où j’étais prise pour une prostituée’ qui fait rigoler la salle. Un espace dans lequel on peut expliquer ce qu’est de barricader sa chambre ou de s’emballer en trois couches de vêtements pour rendre un ‘désemballage éventuel’ aussi difficile que possible. Un espace dans laquelle on peut discuter sur comment répondre à des intimidations explicites ou implicites qui essaient de déstabiliser son moral à travers une attaque sur sa légitimité de chercheuse. Une plateforme qui permet à des femmes chercheuses sans voix de pouvoir s’ouvrir, partager les défis, les poids de la recherche.

Finalement, nous avons aussi besoin d’un changement de mentalité au sein de la communauté scientifique travaillant sur et dans les zones de conflits. On doit normaliser le fait de discuter explicitement sur la vulnérabilité du chercheur face à son terrain – y inclus la vulnérabilité par rapport à son genre. Cette vulnérabilité ne devrait pas être dévoilée en dessous d’un masque de blagues et de rigolade. Elle devrait au contraire  faire partie intégrale de la manière dont on pense notre métier.

 

An Ansoms est professor à Université Catholique de Louvain

Irène Bahati est assistante d'enseignement au Département des Sciences Commerciales et administratives à l'ISP/BUKAVU et Chercheuse au Groupe d'Etudes sur les Conflits et la sécurité humaine (GEC-SH)

 

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