Lorsqu’on devient Pombe Yangu (ma bière) : Faire face aux attentes financières des participants de recherche

Lorsqu’on devient Pombe Yangu (ma bière) : Faire face aux attentes financières des participants de recherche

Juillet 12, 2019
Jérémie Mapatano
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L'auteur,  Jérémie Mapatano

 

 

Comment faire face aux attentes financières des participants à la recherche ? Lors de l’élaboration des projets de recherche, on part d’un présupposé que, durant la recherche, il va de soi que l’assistant de recherche soit capable de motiver les personnes qui participent à la recherche. On sous-estime alors les difficultés qu’il rencontre à ce sujet dans la navigation sur le terrain. L’un des principaux problèmes c’est que l’assistant de recherche est souvent confronté à des attentes financières de la part des participants à la recherche. Comment dès lors y faire face ?

Dans mon expérience de chercheur à l’Est-RDC, nombreux sont les cas où j’ai fait face à une demande explicite d’argent (ou de pourboire de la part de mes répondants). Une fois, un informateur me refusait tout entretien avant de clarifier qu’il attendait son ‘pombe yangu’ (‘ma boisson’ ou ‘ma bière’). Cette référence à la ‘bière’ signifie une demande de compensation financière. Une autre fois, un secrétaire du chef de poste d’encadrement administratif qui avait traité mon ordre de mission me suivait à chaque fois qu’il me voyait sur le terrain et me disait : « Bwana chercheur, bières zangu ziko wapi ? Benzenu banatupatiyaka caisse, siku ingine ha ! » (« Monsieur le chercheur, où sont mes bières ? Les autres chercheurs nous donnent une caisse entière de bière ; un autre jour où tu auras besoin de moi, attention ! »). Pour éviter de me voir refusé le visa sur mon ordre de mission, j’ai lui ai finalement remis une somme d’argent équivalent à quelques bouteilles de bière. Dans un autre endroit, on a eu moins de la chance et nos ordres de mission ont été pris en otage par le chef de groupement. Il les a gardé dans son tiroir, et nous a clairement indiqué que si nous ne lui offrons pas quatre caisses de bières, nous ne les aurons pas ; et donc nous ne serons pas en mesure de commencer notre recherche. Même après qu’on ait montré notre ‘reconnaissance’ (c’est-à-dire acheté ces bières), l’expérience de recherche est restée difficile tout au cours de ce projet comme on était déjà mal connoté par les autorités comme des chercheurs qui donnent difficilement de l’argent.

D’ailleurs, la question de l’argent ne se limite pas seulement à la négociation de l’accès au terrain auprès des autorités. Souvent, les participants à la recherche demandent aussi de l’argent aux chercheurs. Une fois, une femme s’est enfermée dans sa maison parce qu’elle ne voulait pas répondre aux assistants de recherche dont je faisais partie. Se moquant de nous, elle nous a dit « vous m’avez amené quoi pour insister que vous ayez des questions à me poser ? N’est-ce pas que vous avez déjà eu votre argent ? Avez-vous apporté quelque chose pour moi ? » Dans un autre village, nous avons été enfermés dans le lieu où nous tenions des échanges avec les participants à la recherche. Le motif était que nous n’avions pas remboursé le transport de ces derniers. Les négociations nous ont pris beaucoup des temps. Un collègue dans une autre recherche s’est même vu refoulé après avoir été blâmé par son interviewé qui lui a dit : « Monsieur, arrêtez de venir vous enrichir au dos des autres. Après ta recherche tu auras ton diplôme, des honneurs, tu seras bien réputé et reconnu pendant que moi je vais rester toujours malheureux dans mon village. » Il a alors demandé à mon collègue de retourner et de ne revenir que le jour où il aura réuni l’argent à lui donner. Un autre collègue a été obligé de payer le médicament pour l’enfant malade de l’interviewé avant l’entretien.

Comme chercheur on fait régulièrement face à l’exigence de payer les interviewés, condition pour avoir accès aux informations. Si on ne donne rien, on risque de faire face à la méfiance ou même à l’agressé. A ce moment, on essaie d’être pragmatiste en donnant de petits montants pour me garantir que les relations sur le terrain se développent dans un bon sens et qu’une bonne atmosphère de recherche puisse régner sur le terrain. Cela aide beaucoup, au point que, même après la recherche, les interviewés restent en contact et continuent de nous fournir, à distance, certaines informations de terrain. En même temps, cette pratique, partagée avec beaucoup d’autres chercheurs locaux, demeurent souvent un secret de notre métier. Car, effectivement, l’accès aux informations de terrain n’est nullement un droit du chercheur. Et dans les débats plus larges sur l’éthique de terrain, payer pour avoir des informations est souvent considéré comme un tabou ou un appui à la marchandisation des données. Pour cette raison, le sujet de la ‘facilitation du terrain’ n’est quasiment jamais discuté avec les bailleurs d’un projet ou les commanditaires de la recherche. Nous devons nous débrouiller seuls avec les risques financiers et sécuritaires que cela implique.

Ce tabou met souvent les chercheurs dans une position difficile et devant un dilemme éthique. On n’est pas supposé distribuer des contributions financières pour participer à la recherche et en même temps, on fait face à des informateurs pauvres qui estiment que son seul intérêt dans la recherche qu’on leur amène est une rétribution financière. En même temps, nous devons trouver des données pour les commanditaires qui lui ne considère pas légitime cette demande des informateurs.

Au lieu de pousser le chercheur à réfléchir sur ce dilemme en solitude, il est essentiel de mener une réflexion collective explicite sur ce sujet au sein de chaque projet. De cette manière, le chercheur de terrain peut échanger sur ce sujet avec ses collègues et les coordinateurs. On pourrait par exemple se demander jusqu’à quel point le pragmatisme est autorisé et même souhaitable. On pourrait alors prévoir des frais de facilitation dans la planification des projets de recherche en faveur des personnes qui nous fournissent des informations sur terrain. Car effectivement, vivre en contexte de conflits et de pauvreté est difficile ; et des attentes de la part des populations sont donc compréhensibles. Surtout que ces populations voient rarement les résultats des recherches en forme d’impacts concrets sur leurs vies.

 

 

Jérémie Mapatano est un chercheur du Groupe d’Étude sur le Conflit et la Sécurité Humaine (GEC-SH).

 

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