Les données fiables? La pression de délivrer versus les complexités du terrain

Les données fiables ? La pression de délivrer versus les complexités du terrain

1 Octobre, 2019
Esther Kadetwa
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L'auteur,  Esther Kadetwa   

 

L’interaction Nord-Sud dans le cadre de la recherche scientifique date de plusieurs décennies. D’une part, ces interactions peuvent profiter d’un croisement de plusieurs backgrounds culturels, combinant une expertise ayant un accès facile à la littérature actuelle (souvent d côté Nord) avec une expertise du terrain ancrée dans la culture et les complexités locales (souvent le côté Sud). D’autre part, le déséquilibre de pouvoir au sein de ces interactions fait que souvent, l’assistant de recherche du Sud travaille en sous-traitance pour le chercheur Nord. Une telle construction risque d’engendrer de multiples désaccords, rendant très complexe la position de l’assistant de recherche – naviguant entre les attentes du ‘bailleur du Nord’ et celles de ‘la population du Sud’ qui intervient dans la recherche.

 

Bien entendu, chaque cycle de recherche dépend de plusieurs paramètres et le respect du timing y est un élément fondamental. Toutefois, ce timing ne tient souvent pas compte des complexités du terrain de recherche. Dans beaucoup de cas, l’implication de l’assistant de recherche ne se limite pas seulement à la phase de collecte de données. Aussi, l’assistant de recherche travaille souvent sous le poids d’un calendrier imposé par le bailleur qui souvent ne connait pas assez bien les complexités du terrain. Il se retrouve alors dans une position ambivalente entre les attentes de son partenaire du Nord et les complexités du terrain et sans qu’il ait assez de marges pour faire parvenir les soucis du terrain à son bailleur du Nord.

Or, plusieurs problèmes se présentent souvent lors de la négociation de l’accès au terrain. Tout d’abord, il arrive que certains répondants ciblés par le projet se sentent contraints de participer à la recherche mais sans vraiment le vouloir. Dans ces cas, ils essayent de monter certaines stratégies pour éviter le contact avec le chercheur, ce qui fait perdre à celui-ci du temps et des moyens considérables. Ensuite, une fois arrivé sur le terrain, le chercheur peut se heurter à des répondants qui hésitent de lui fournir des informations. Dans certains cas, le chercheur peut même être considéré comme un « espion » dans le milieu de recherche. Cette qualification peut l’empêcher de poursuivre sa recherche et sinon rendre très difficile la navigation sur le terrain. Des telles situations placent l’assistant de recherche dans une situation très difficile : d’un côté, il doit répondre aux attentes de son bailleurs en temps voulu et de l’autre côté il doit surmonter ces diverses complexités du terrain.

Confronté à ces défis de terrain et  poussé par la pression des livrables, l’assistant de recherche peut alors se sentir abandonné à son propre sort. Il y a toujours dans l’esprit de l’assistant de recherche cette cloche qui sonne en disant : « Tu dois ramener au chef ses données de recherche », alors même que le contexte ne le permet pas. C’est en des telles circonstances que l’assistant de recherche peut parfois se sentir obligé de  recourir à des manœuvres pouvant biaiser les résultats. Un groupe de chercheurs nous a raconté ceci : « Lors d’une recherche dans un territoire du Sud-Kivu, nous étions confrontés à la difficulté d’accéder aux informations, alors que nous devrions obligatoirement ramener les résultats à nos bailleurs. Pour surmonter ce défis, nous avons fait recourt aux amis et connaissances qui avaient des notions sur le sujet de recherche et qui y avait répondu. Pour certaines questions, nous avons-nous mêmes fourni des réponses ».

L’étape d’après le terrain vient aussi ses propres défis. Le bailleur exige souvent au chercheur de produire un rapport de terrain. Cependant, les exigences dans cette étape de transcription et (éventuellement) d’analyse de données peut représenter une nouvelle forme de stress. On sait qu’il est souvent plus efficace de prendre une certaine distance par rapport aux données collectées afin de pouvoir ensuite les aborder avec un regard plus frais. Cependant,  les délais sont généralement très courts, ce qui place le chercheur dans un étant de stress. De nouveau, cette situation le pousse vers des stratégies pragmatiques telles que : proposer un rapport trop synthétique, ‘oubliant’ ainsi des informations importantes y compris des citations des répondants ; se limiter à une analyse superficielle qui ne capte qu’une partie de la complexité du terrain ; ou même copier les analyses d’autres chercheurs qui avaient travaillés dans des contextes assez séminaires mais tout de même différents, etc. Toutes ces stratégies ont une influence négative sur la fiabilité des données de terrain, avec des effets néfastes sur les produits finaux de la recherche, les « résultats publiés ».

En analysant l’ensemble de ces défis, nous trouvons qu’à la base se trouve un problème plus fondamental ancré dans le déséquilibre de pouvoir établi dès le départ entre les parties prenantes dans la recherche. Cet état de choses est expliqué par le fait que, les différentes parties prenantes à la recherche sont liées par une rélation « Patron-Subalterne », où le rôle de l’assistant de recherche est bien limité dans le cycle de recherche. Les stratégies développées pour répondre à la pression du chercheur Nord risquent de persister aussi longtemps que l’assistant de recherche est considéré comme un exécutant et non un partenaire à part entière dans la recherche. Sa considération et son implication dans toutes les étapes de la recherche permettraient de remédier à plusieurs défis et de produire une recherche fiable.

 

 

Esther Kadetwa est assistante d’enseignement à l'Institut Supérieur de Développement (ISDR-BUKAVU)

 

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