L’égocentrisme de l’éthique de terrain : altérité, décence et responsabilité en question

L’égocentrisme de l’éthique de terrain : altérité, décence et responsabilité en question

June 2, 2020
Anuarite Bashizi
Anuarite

L'auteur,  Elisée Cirhuza 

Faire de la recherche de terrain dans des contextes de grande pauvreté et d’insécurité, c’est être continuellement soumis à des situations difficiles où l’humanité des populations entières est mise en péril. En d’autres termes, dans des contextes post-guerres ou conflictuels dans lesquels les gens sont fortement démunis, on se confronte souvent à des interlocuteurs qui doivent se battre pour survivre, souvent dans des conditions misérables. Or, la politique de la production des savoirs nous apprend qu’il faut prendre une distance avec son terrain pour pouvoir mieux l’étudier. Et même lorsque, d’un point de vue moins positiviste, on essaie de se fondre dans l’intimité de son terrain, on nous demande toujours, au moins au niveau de la restitution de celui-ci, d’être « objectif », c’est à-dire raisonné et cohérent. Car c’est cette objectivité qui serait la condition de la partageabilité de ces données ; c’est elle qui les rendraitscientifiques. Dans ce sens, la politique de la production des savoirs est une politique de distanciation entre le chercheur et sonobjet. Mais qu’en est-il de l’éthique de terrain dans ces contextes de pauvreté et d’insécurité ?

 

Lorsqu’on parle de l’éthique de la recherche de terrain, on voit le chercheur qui réfléchit, qui édicte des normes et des règles, qui tourne autour de sa rationalité pour décider de ce qui vaudrait comme étant éthique ou non. Les cibles de la recherche – les communautés étudiées ou leurs milieux de vie – participent peu dans ce processus de décision. Cependant, ce regard égocentrique du chercheur sur les questions éthiques peut parfois être indécent ou inadapté face aux difficultés que traversent les gens sur le terrain.

 

Un jour, au cours d’un entretien dans un village, je surprends mon interlocutrice en train de glisser un bout de son pagne vers ses joues pour essuyer quelques larmes. Je comprends tout de suite que mon entretien a touché un point sensible pour elle. Je souhaite alors en savoir plus mais je n’ose pas poser la question. Sans dire un mot, elle se lève et entre dans sa case. Seule, dehors dans la cour, je commence alors à me culpabiliser des effets que produit ma recherche sur l’état psychique de mes interlocuteurs.

 

Au bout d’une dizaine de minutes, la dame revient de sa case, avec un visage toujours triste et s’assoit de nouveau à côté de moi. C’est alors qu’elle me raconte ce qui s’est passé en elle pendant notre discussion. Je sens alors de la misère et de la pauvreté dans son récit. À sa dernière phrase cette femme soupire, lève sa tête puis regarde de côté et dit : « Seul le Seigneur peut nous aider ». Je sens beaucoup de souffrance en elle mais je ne trouve aucun mot pour la réconforter. Je veux lui proposer de l’argent mais je me rappelle que dans le cadre des directives éthiques, cela risque d’être perçu comme l’achat de données. Et même si j’interviens, que faire des immenses besoins et sollicitations des autres interlocuteurs aussi pauvres qu’elle que je rencontre tous les jours sur ce terrain ? Est-ce qu’apporter un soutien à certains et pas à d’autres ne pourrait pas très vite créer des frustrations ? Est-ce qu’une telle attitude ne mettrait pas en difficulté les prochains chercheurs qui viendraient sur ce terrain ? Alors, la seule chose que j’ai trouvée à dire c’est : « Courage, “ mama ”, le Seigneur va s’en occuper, oui ».

 

Après que nous nous sommes séparées, la culpabilité a commencé à me ronger. Cette femme m’a donné des informations pour écrire ma thèse mais elle, au nom de l’éthique de la recherche de terrain, n’a rien reçu de moi. Pourtant elle était vraiment dans le besoin et je ne pouvais rien faire. Un an plus tard, je suis revenue sur mon terrain. J’ai été chercher cette famille mais je ne pouvais pas la retrouver.

Ce regard égocentrique du chercheur sur les questions éthiques peut parfois être indécent ou inadapté face aux difficultés que traversent les gens sur le terrain Il m’a fallu deux ans pour apprendre que le mari de cette dame était mort de la tuberculose.

 

C’est bien au milieu de cette misère que j’allais collecter mes données, mon butin. Et l’éthique de la recherche de terrain m’avait appris à rester dans ma position de chercheuse, et pas celle d’une collaboratrice d’ONG. Certes, je ne pouvais peut-être rien y changer et ce n’est peut-être pas mon rôle d’ailleurs. Mais comment rester Nous devrions repenser cette positionnalité centrale du chercheur qui décide de ce qu’est un acte éthique ou non pareil après une telle scène qui met un visage sur la pauvreté ? Il me semble que mon expérience illustre l’égocentrisme de l’éthique de recherche de terrain. Dans cette approche, c’est le chercheur qui est au centre et qui décide de ce qu’il peut faire ou non. Il définit cette éthique sur la base de « grands principes », et sur la base des termes de son métier, sans être redevable par rapport aux situations de misère dans lesquelles il circule. Il me semble que nous devrions repenser cette positionnalité centrale du chercheur qui décide de ce qu’est un acte éthique ou non. Surtout lorsqu’il s’agit des actes s’adressant à des personnes qui sont dans des positions très difficiles ou simplement très différentes.

 

 

Anuarite Bashizi est une chercheuse post-doc à l’Université catholique de Louvain et chercheuse au Centre de recherche CEGEMI de l’Université Catholique de Bukavu

 

 

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