ENRA : La fragilité de la ressource bois tropical à Beni
Avant l’exploitation commerciale, le bloc forestier au nord-est du Bassin du Congo était faiblement peuplé. Il y avait quelques villages le long d’une vieille route minière reliant Beni à Mambasa. Aujourd’hui cette route traverse la concession de l’ENRA (Enzyme Refiners Association) et la situation a radicalement changé. La concession est attenante à la région montagneuse fortement peuplée du Nord-Kivu constituant une source d’immigration vers cette zone forestière.
La reconstruction de la route Beni-Mambasa, vers 1990, pour l’exploitation forestière a facilité l’intrusion d’agriculteurs Nande dans la concession, faisant augmenter la densité de populations. On y trouve aussi une population de pygmées Mbuti qui sont des chasseurs-cueilleurs. Alors que ces derniers habitent la forêt et n’ont pas d’impacts sur sa dégradation, les agriculteurs vivent le long des principales routes de transport du bois.
Exploiter sans respecter les textes
Les conflits dans la concession ENRA apparaissent aujourd’hui multiformes. Tout d’abord il y a un conflit entre l’entreprise et la population locale. Depuis quatre décennies, l’ENRA n’a pas tenu ses engagements envers la population contenus dans le « cahier des charges ». Ce document a été signé aux années 1980 entre l’entreprise et les communautés, puis renouvelé en mai 2011 et l’avenant le complétant, en septembre 2013.
Le cahier des charges détaille les œuvres à réaliser par l’entreprise en faveur des communautés en contrepartie de l’exploitation de la ressource locale. Il y a d’abord des charges périodiques comme la maintenance des routes de la contrée et la prise en charge des étudiants des communautés riveraines évoluant en foresterie. Puis, une ristourne, toutes les essences confondues, de 4 $/m3 de bois, qui permettrait de constituer un Fond de Développement pour réaliser des charges à court terme, dont la construction d’ouvrages ciblés (ponts, postes de santé, écoles, etc.), et à long terme comme la réouverture de l’axe routier Teturi-Bakaiko.
Hélas, mises à part quelques rares réalisations (une route, une école et un bâtiment de l’administration locale) la longue liste d’actions promises est restée hypothétique ! Ce non-respect du cahier des charges a profondément miné la confiance envers l’entreprise. Selon des lamentations des communautés locales : « l’ENRA n’est pas en train d’exploiter les arbres mais elle exploite les gens, elle emporte les arbres sans rien donner en contrepartie ». Un autre membre de la société civile ajoute : « On dirait que l’ENRA pille la richesse de la communauté par ruse ». Certains arrivent à qualifier ce pillage d’un rappel colonial : « Comme c’est un belge qui dirige l’ENRA, il gère par néo-colonialisme », dit un membre d’une ONG environnementale.
Plus récemment, le conflit autour de la concession de l’ENRA a connu des rebondissements. En janvier 2019, l’ENRA s’est vu dépossédé, par arrêté ministériel portant reprise par l’État congolais de certaines concessions forestières, du domaine dont il se prévalait. Officiellement, c’est pour des raisons de non-respect des procédures d’élaboration, de vérification, d’approbation, de mise en œuvre et de suivi du plan d’aménagement d’une concession forestière que l’ENRA a perdu ses droits sur la concession.
Cependant, malgré ce retrait d’autorisation, l’ENRA n’a pas arrêté ses activités. C’est d’ailleurs à partir de cette période qu’elle s’est armée de l’appareil judiciaire provincial et local (le parquet civil et l’auditorat militaire) pour imposer son autorité. Elle est même accusée d’utiliser d’exploitants clandestins qui n’ont aucun souci, ni du renouvellement de la ressource, ni des effets pervers de leurs actions. Selon une association environnementale : « le fait de faire entrer les artisanaux dans la concession visait seulement à vider la forêt de ses arbres ! ».
Cette situation confuse est placée à l’origine des violences et menaces enregistrées dans cette zone. Selon un membre de la société civile : « le fait que l’ENRA se sert des militaires, prouve qu’elle n’est plus dans la légalité, c’est pourquoi elle cherche à nous intimider ». Par contre, l’ENRA redoute l’envahissement de sa concession par des illicites qu’elle n’arrive pas à maîtriser seule. Avec l’implication des militaires et de leurs dépendants dans cette exploitation illicite, l’entreprise a été obligée de recourir au parquet et à l’auditorat militaire. D’ailleurs, il y a une exploitation nocturne qui complique le contrôle.
La dévastation des cultures
Depuis plus de trois décennies, les agriculteurs Nande viennent implanter leurs champs de cultures, en connivence avec les chefs terriens locaux, dans la zone de Mambasa déjà cédée à l’ENRA comme concession forestière. L’installation sur un même espace de deux activités incompatibles, l’agriculture itinérante et l’exploitation forestière, vire en conflits.
Incapable de contrer la coalition agriculteurs-chefs terriens, l’ENRA s’est trouvé un allié, l’ESCO-Kivu (Edmond Schlüter & Compagnie Kivu). Ce dernier est une entreprise agro-alimentaire Suisse spécialisée dans la diffusion de la culture du cacao et l’encadrement de ses producteurs. Son gérant statutaire actuel, Mr Philip Betts, est un sujet Britannique.
L’ENRA a amené l’ESCO-Kivu pour encadrer les agriculteurs, en pleine occupation de sa concession, afin qu’ils adoptent sur cet espace la culture du cacao, pratiquée sous le bois. L’avantage en était qu’en installant le cacao, le bois d’œuvre retrouvé sur ces champs en culture ne se verrait plus complètement saccagé.
Loin de constituer une solution, la zone vit aujourd’hui des démêlés entre le concessionnaire et les populations. Au cœur de ces conflits se trouve ce que les paysans appellent « la destruction méchante des cultures » par l’abattage d’arbres, le bois d’œuvre d’ENRA. Pour le paysan, c’est un malheur lorsque l’exploitant forestier décide d’abattre un arbre retrouvé sur le champ en culture. La tracée des voies d’accès, l’évacuation des grumes et l’abattage lui-même sont autant d’opérations dévastatrices des cultures qui n’ont aucune chance de survivre. Les agriculteurs ne cessent de se lamenter : « … la même société, l’ENRA, qui nous a conseillé d’implanter des cacaoyers, anéantit aujourd’hui tous nos efforts par l’abattage du bois d’œuvre destructeur… »
Des tentatives de résolution de ces différends ont été imaginées et même un comité de suivi a été mis sur pied pour évaluer les dégâts causés chez les agriculteurs. Cependant, suite à des graves disfonctionnements dans le mécanisme de compensation, trop peu de cas de litiges ont abouti au dédommagement des torts causés.
La lutte difficile des défenseurs environnementaux
Dans les rivages de la concession ENRA, certaines ONG et membres des services étatiques ont identifié très tôt les menaces qui pèsent sur la ressource bois d’œuvre. En effet, depuis que l’exploitation a viré en violences, il s’observe une cacophonie qui fragilise la ressource. Depuis lors, les défenseurs environnementaux s’investissent dans la cartographie des conflits qui écument la zone, la promotion du reboisement et le monitoring du respect pour les règlements environnementaux. Un agent du service de l’environnement déclare : « nous considérons l’arbre comme notre enfant. Quand il est abattu, on dirait que vous tuez notre enfant ». Une association environnementale explique : « nous avons beau-jugé nous impliquer parce que quand ces arbres sont en train d’être abattus en désordre, nous risquons d’observer un réchauffement ». Ces défenseurs ont dénoncé le fait qu’ENRA avait débordé les limites de sa concession ainsi que l’absence de reboisement.
D’autres associations membres de la société civile se sont investies à faire la pression sur ENRA pour qu’elle respecte le cahier des charges ainsi que l’arrêté ministériel qui suspend ses activités. Un membre de la société civile explique : « au début, la population faisait des mouvements de grève pour demander à l’ENRA d’arrêter ses activités. Néanmoins, les autorités territoriales ont demandé à la population de cesser avec ces grèves ». Pendant ces journées dites « ville morte », la dernière remontant d’août 2019, tout le monde cessait avec les activités économiques et il n’y avait pas de marché.
Cet activisme expose les défenseurs à des tirs croisés d’acteurs aux opinions divergentes. Ils sont au milieu des contradictions engendrées par les conflits. Tout d’abord, ils disent recevoir des menaces de ceux qui soutiennent l’entreprise. Un activiste déclare : « nous continuons à vivre clandestinement, vu les menaces que nous subissons. Nous sommes tellement menacés, l’entreprise nous considère comme le problème ». Ensuite, les autochtones les accusent de supplanter leur autorité sur les terres en implantant des allochtones qui vont contrôler le bois d’œuvre, pourtant reconnu comme une propriété exclusive des seuls originaires. Des cas d’arrestations ne sont pas rares. Souvent, pour des approches opposées à celles des services étatiques, les défenseurs sont accusés d’entêter la population. Le plus redoutable est le cas d’insécurité physique perpétrée par des groupes armés au solde de certains acteurs à mal de positionnement.
Conclusion
Les contours des conflits convergent vers l’imminence de l’épuisement de la ressource bois d’œuvre. La déliquescence de l’État ne fait qu’accélérer le phénomène à l’instar des contradictions flagrantes survenues au sommet de l’administration des forêts entre le Ministère de tuteur, qui avait interdit l’exploitation à l’ENRA et son secrétaire général, qui a essayé de couvrir sa continuation. Heureusement, il y a des associations de défense d’environnement qui, malgré les défis, luttent pour la gestion durable de cette ressource, avec souvent peu de moyens et dans des milieux souvent enclavés. C’est grâce à ces braves personnes que les nouvelles générations vont connaître c’est quoi la forêt et les espèces d’arbre comme le Kiki et le Linzo qui, depuis des siècles, nous ont servi pour des besoins essentiels, y compris des médicaments et la construction de nos maisons.