Effacé du tableau ? Le chercheur du Sud et la lutte contre le ‘néo-colonialisme scientifique’

Effacé du tableau ? Le chercheur du Sud et la lutte contre le ‘néo-colonialisme scientifique’

April 27, 2020
Elisée Cirhuza
Elize_GEC

L'auteur,  Elisée Cirhuza 

On parle beaucoup de la nécessité de décoloniser la chaine de la recherche scientifique. Mais au-delà des discours, qu'est-ce que cela veut dire ? Et quelle devrait alors être la place du chercheur du Sud dans cette chaine ?

Un premier constat est que le chercheur du Sud reste largement invisible dans les produis de la recherche, y inclus les publications. Les exemples sont nombreux où ces chercheurs, souvent engagés comme assistants de recherche, n’ont pas été pris en compte comme auteur dans des projets de recherche qui se basent partiellement ou entièrement sur les données rassemblées par ces mêmes chercheurs. Plusieurs raisons peuvent être avancées par les commanditaires ou par les coordinateurs de ces projets : la protection du chercheur, le problème d’écriture, la non maîtrise de la langue et le manque d’enthousiasme vis-à-vis de la thématique traitée. Mais souvent, il s’agit aussi d’un manque de volonté de la part des commanditaires ou des bailleurs qui financent la recherche.

 

Et même s’il est bon signe que quelques revues commencent à avoir une politique plus inclusive, ces initiatives restent peu nombreux et ne suffirent guère pour donner une place de premier plan à ces chercheurs. En plus, estimer qu’on a résolu le problème de déséquilibre entre les chercheurs du Nord et ceux du Sud parce qu’on a donné une place aux voix du Sud – en mettant quelqu’un de là comme co-auteur – peut aussi être de l’instrumentalisation pure et simple. Cela peut, dans une certaine mesure, être lu même comme une forme de néo-colonialisme qui ne fait que renforcer les déséquilibres de pouvoir lorsque ces chercheurs ne sont pas impliqués dans tout le processus de la recherche, y inclus le choix d’approches et de cadres théoriques. Car il n’est pas juste question de rendre visible les chercheurs du Sud dans la publication. Leur implication dès la phase de conception est indispensable. Cependant, en réalité, ils ne sont souvent pas consultés par les coordinateurs des recherches lors de cette phase. Ceci malgré le fait que leur implication leur permettrait d’atténuer les relations de pouvoir déséquilibrées, créer un pont de confiance et surtout de redevabilité entre coordinateur et chercheur du Sud. En effet, impliquer le chercheur du sud de cette manière lui permettrait de se sentir engagé : « c’est ma recherche, c’est notre recherche et non la recherche de l’autre », pourrait-il dire. Une telle pensée pourrait pousser ces derniers à démonter plus facilement leur intérêt scientifique au lieu de se recroqueviller sur eux-mêmes. En même temps, cette approche peut prévenir certaines défaillances même avant l’exécution du projet, en mobilisant l’expertise des chercheurs assistants de façon directe et intensive.

D’autres éléments renforcent cette position subalterne du chercheur assistant. Les conditions de travail, surtout dans la phase de collecte des données, sont souvent difficiles tandis que ces modalités sont unilatéralement imposées par le bailleur ou coordinateur. Les marges de manœuvre pour négocier son salaire ou les conditions de son contrat sont limitées dans un marché d’emploi où les possibilités restent rares et la compétition forte. De plus, les coordinateurs de recherche sont généralement très exigeants par rapport à la qualité des rapports même s’ils payent un salaire dérisoire. Ce qui complique l’ambiance dans laquelle le chercheur devrait travailler.

Si le processus était inclusif dès la phase de conception, tout le monde – coordinateur et chercheur assistant – pourraient alors participer à atténuer cette vulnérabilité. En plus, ce partage permettrait d’expliciter et de trouver des solutions pour d’autres défis liés à la recherche qui restent souvent cachés. Un exemple est la mobilisation du salaire pour répondre à un besoin imprévisible sur terrain. Un collègue assistant me disait : « lorsque je me rendais sur terrain pour mener une étude sur la sécurité alimentaire, j’ai souvent utilisé mon propre salaire pour payer à la barrière parce que le commanditaire n’avait pas donné les moyens de facilitation ». Un autre exemple est la présence, sur le terrain, des personnes ressources d’informations qui exigent des moyens pour répondre aux attentes du chercheur ; si ce chercheur n’est pas à mesure de répondre financièrement ou matériellement à ces exigences, cela réduit la qualité des données récoltées.

Au sein de l’entreprise scientifique, rendre le chercheur assistant visible dans la chaine de la recherche devrait être un principe clé. Et cela devrait se faire par la prise en compte de leurs propositions méthodologiques et épistémologiques ; par la redéfinition des engagements dès la conception du projet de recherche ; et par la facilitation des modalités de communication des résultats. De surcroît, l’implication des chercheurs du Sud dans toute la chaîne briserait aussi le déséquilibre de pouvoir, et pourrait ainsi créer une rupture entre un héritage « colonisateur - colonisé » qui laisse ses traces jusqu’à ce jour. Cette perspective peut contribuer à une appropriation vraie et tangible du projet par le chercheur du Sud. Il peut aussi être une réponse à certaines questions cachées que se posent l’assistant de recherche sur la finalité du projet et sur les objectifs du commanditaire ou du coordinateur. Une telle perspective représenterait une rupture avec l'idée que celui qui paie a le droit de déterminer la place de chacun dans la chaine. Il remet en cause l’idée que c'est une sorte de faveur envers le chercheur sud de l'impliquer jusqu'à la phase de publication et le remplace par une approche transparente et collaborative. Si les commanditaires et coordinateurs des recherches devraient tenir compte des idées proposées par les assistants de recherche, pourquoi pas les impliquer dans toutes les phases de la recherche ?

 

 

Elisée Cirhuza est un chercheur et gestionnaire de programme au Groupe d’Étude sur le Conflit et la Sécurité Humaine (GEC-SH).  Contactez l'auteur sur cirhuelisee (at) gmail.com

 

Leave your comment