Businessisation de la recherche et logiques domino-centriques : compétitions autour des opportunités dans les recherches collaboratives

Businessisation de la recherche et logiques domino-centriques : compétitions autour des opportunités dans les recherches collaboratives

23 Juin 2020
par Godefroid Muzalia
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Godefroid Muzalia 

Cette réflexion tire son inspiration de longue expérience dans la recherche collaborative. Elle part des dividendes issus du processus de production du savoir et des enjeux de la recherche collaborative afin de cerner le comportement et les intérêts des parties prenantes. L’argument-clé est que la détermination de certains acteurs à faire main basse sur les fonds destinés à la recherche et sur les publications scientifiques serait à la base des dérives d’ordre éthique observées dans la recherche collaborative.

 

 

Durant près de huit ans, d’abord comme « chercheur indépendant » et ensuite comme responsable d’une unité de recherche, j’ai travaillé avec des doctorants en quête d’accès à leurs terrains de recherche, avec des consultants travaillant pour des organisations internationales, des organisations régionales ou locales sous-traitées par des bailleurs de fonds, avec des professeurs travaillant en solo ou impliquant leurs universités dans des réseaux de chercheurs, etc. Le point commun à ces partenaires est que dans la mise en oeuvre de leurs projets, ils recourent aux assistants de recherche mais chacun sur la base de conventions de collaboration particulières. Les doctorants, par exemple, n’offrent généralement pas de contrats à leurs assistants par manque de moyens. Les consultants internationaux se comportent souvent comme des « chercheurs-patrons » et offrent un contrat d’adhésion plus ou moins « intéressant ». Les ONGs ont beaucoup de moyens, mais tendent à être idéologisées et amènent ces « valeurs » au sein des interactions professionnelles. Les professeurs des universités, par contre, sont plus ouverts et plus coopérateurs, mais sont aussi tenus par les bailleurs des projets de recherche et par leurs logiques.

La recherche collaborative consacre une division des tâches. De manière sommaire, deux blocs se dégagent alors dans les relations de pouvoir qui caractérisent la production de savoir. Le premier comprend le « bailleur » qui propose les fonds de recherche et en détermine les conditions d’accès et les « délivrables » ; les universités et/ou les chercheurs du Nord ; et, de plus en plus, des ONG impliquées dans la recherche-action. Le second, moins compact, est constitué des chercheurs engagés dans les universités et aspirant à une carrière académique ; des « chercheurs-jobeurs » qui font de la recherche un moyen de survie ; ainsi que les institutions de recherche privées ou affiliées aux universités. Le rôle de ce bloc se limite en général à l’exécution sur la base des instructions des chercheurs ou bailleurs du premier bloc. Les acteurs du premier bloc ont accès au financement de la recherche et contrôlent le processus de recherche. Ils déterminent le code de bonne conduite et les termes de référence et s’organisent pour s’assurer d’un minimum d’appropriation de la recherche par les assistants de recherche à travers des formations de courte durée. Le second bloc est constitué des « prolétaires académiques ». Abandonnés par leurs gouvernements qui devaient en principe financer la recherche, ils n’ont ni laboratoires, ni budget de recherche, ni accès facile à l’industrie du savoir… Ils n’ont que leurs têtes et leurs compétences à mettre à la disposition des partenaires. Leur rôle est de mobiliser leur savoir-faire et leur capital social sur le terrain pour la matérialisation des « délivrables ». La jonction entre ces deux blocs est faite par un « coordonnateur Sud » en contact avec un responsable basé au Nord. Ce « coordinateur » peut être une personne comme une organisation locale qui joue la médiation entre les deux niveaux.

Si innocente que puisse paraître cette répartition des tâches, elle est basée sur une certaine businessisation de la recherche aux contours peu éthiques. Le coordonnateur « Sud » est un facilitateur et – parfois – un leader local dans la recherche. Pour avoir souvent assumé ce rôle, j’ai réalisé qu’il n’est pas toujours confortable. Par exemple, le coordinateur Sud fait face seul à plusieurs situations imprévues et non budgétisées susceptibles de bloquer tout le processus. Comme leader, il est assimilé aux « commanditaires du Nord » parce que très exigeant lorsqu’il s’agit des « délivrables ». En même temps, il est souvent incapable de répondre à certaines exigences des assistants en ce qui concerne leur sécurité, leur rémunération et leurs ambitions scientifiques… En bref, le coordonnateur Sud est obligé de « faire avec » pourvu qu’il atteigne la matérialisation des résultats attendus. À quel prix ? En marge des dividendes scientifiques, chaque partenaire tire de ce processus des avantages financiers. Mais dans cette répartition, encore une fois, ce sont plutôt les « partenaires » du premier bloc qui déterminent les conditions de la collaboration. Durant mes huit années d’expérience, très peu d’entre eux m’ont partagé des informations sur les budgets tels que validés par les bailleurs. Ensuite, une partie de ces budgets est attribuée au coordonnateur Sud, qui doit justifier les dépenses dans les rubriques et selon les formats imposés par les commanditaires de recherche, souvent inadaptés aux réalités de terrain. Par conséquent, en marge des principes formels fixés, émerge toute une constellation de normes pratiques qui heurtent les principes éthiques. Deux budgets souvent cohabitent, notamment celui convenu avec le bailleur (sur lequel le rapport financier devra s’aligner) et un autre beaucoup plus « flexible », plus pratique, qui tiendrait compte des « réalités du terrain » auquel une « comptabilité interne » devrait s’adapter. En même temps, cette opacité financière – et un manque de budgets structurels pour les entités de recherche locales – mène souvent vers des pratiques informelles et même des formes de corruption où chacun essaie de retirer un avantage du projet de recherche. D’un côté, les institutions locales sous-traitées retirent souvent plus de 20% du budget qu’ils mettent dans la rubrique « logement et charges administratives » (sic). Or, souvent, aucun logement n’est payé, de même que les « charges # administratives » ne sont pas clairement définies. D’autre part, ces sous-traitants sont parfois obligés à reverser informellement une partie des fonds reçus vers ceux qui leur ont attribué le projet de recherche. Cette businessisation de la recherche a pris beaucoup d’ampleur avec l’implication fréquente d’ONG internationales dans la recherche scientifique. Les ONG y investissent de gros moyens (honoraires séduisants, frais de terrain, perdiem, frais de facilitation, etc.). Ainsi, tous les acteurs impliqués veulent avoir les avantages (on les appelle les « indicateurs » de recherche). Un chercheur travaillant pour une organisation locale le formulait ainsi : « Notre organisation est souvent cooptée [par des intermédiaires] pour des enquêtes dans les zones difficiles. Mais le choix des personnes qui font le terrain ne se fait pas au hasard. Il faut être disposé à donner des “ indicateurs ” [des compensations financières pour avoir obtenu le projet] au chargé de programme [de l’organisation intermédiaire] ».

Depuis près de trois ans, des voix s’élèvent dans certains milieux universitaires du Nord pour dénoncer des pratiques qui heurtent les normes éthiques dans ce processus de recherche. Ces voix sont portées à plusieurs niveaux, mais n’ont pas encore provoqué les changements souhaités. En fait, c’est toute une politique en matière de recherche collaborative qu’il faut repenser. S’il est évident que chaque partenaire impliqué a un rôle à jouer, le bailleur de fonds, lui, tient les manettes déterminantes. C’est lui qui donne les moyens, il peut aussi intervenir dans la fixation de règles de jeu plus justes. Entre le rationnel et le sentimental, les normes formelles et les normes pratiques, l’éthique et l’instrumental, il n’y a plus qu’un petit pas. Les partenaires, au premier rang desquels les bailleurs, devraient réajuster leurs politiques en matière de conduite des projets de recherche collaborative. Favoriser une réelle approche participative dans les consortiums de recherche est une des pistes à explorer davantage.

 

 

 

Godefroid Muzalia est professeur au département d'histoire et des sciences sociales, et dirige le Groupe d’études sur les Conflits et la sécurité humaine (GEC-SH) à l' Institut Supérieur Pédagogique de Bukavu

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