Les silent voices peuvent-elles parler ? Lorsque les rapports de pouvoir gouvernent les modalités de prise de parole

Les silent voices peuvent-elles parler ? Lorsque les rapports de pouvoir gouvernent les modalités de prise de parole

9 Septembre 2020
Aymar Nyenyezi Bisoka
Aymar

Aymar Nyenyezi Bisoka

Depuis quelques années, des réflexions sur la décolonisation des savoirs se multiplient dans le monde académique. Certains chercheurs rejettent le concept et, parfois, son contenu. D’autres l’acceptent mais, souvent, avec une compréhension simpliste par rapport à son héritage historique, à sa profondeur théorique et à ses implications pratiques. Aussi, très peu d’académiques ont conscience du fait qu’ils sont personnellement concernés par la décolonisation des savoirs dans la production des connaissances auxquelles ils participent. C’est pour cette raison qu’il existe actuellement, de la part des académiques, très peu d’initiatives qui, au-delà du discours, essaient d’interroger et, dans la mesure du possible, d’équilibrer les rapports de pouvoir dans la production des savoirs. Cela est d’avantage le cas dans les relations entre les chercheurs, souvent du Nord, et leurs assistants de recherche d Sud. La Série Bukavu est l’une de ces rares et louables initiatives qui souhaitent « donner une voix » aux assistants de recherche dans le processus de décolonisation des savoirs.

 

Cependant, la question reste dans quelle mesure les initiatives comme la Série Bukavu donnent réellement la parole aux assistants de recherche du Sud. Est-ce que les silent voices peuvent réellement parler alors que des rapports de pouvoir continuent de gouverner les modalités de leur prise de parole ?

Il nous semble qu’un tel questionnement critique par rapport aux contradictions inhérentes du processus est nécessaire pour faire avancer à la fois les débats et les pratiques. Il ne s’agit pas de dire ici que la Série Bukavu n’est pas une initiative importante. Bien au contraire. Nous soutenons simplement que ses porteurs – y inclus moi-même – devraient continuer à être réflexifs sur les rapports de pouvoir qu’ils véhiculent dans les blogs et qui continuent à contribuer à l’invisibilisation partielle des assistants de recherche. Nous développons cet argument en analysant la subalternité, la précarité, la vulnérabilité et la visibilisation vulnérable des assistants de recherche dans la Série Bukavu.

Premièrement, la Série Bukavu cherche à offrir un espace aux assistants de recherches, ces voix qui sont souvent inaudibles dans la production des savoirs (voir l’introduction de la série). Cette belle initiative démontre la prise de conscience de la nécessité de rendre visibles tous chercheurs qui participent à la production des savoirs. Cependant, le rôle de ces assistants de recherche reste subalterne pour deux raisons. D’une part, ils sont impliqués dans des projets par des chercheurs seniors et sur un financement largement du Nord. Bien que les dynamiques de collaboration soient cordiales, ces assistants restent cette « main qui reçoit et qui est toujours en-dessous de celle qui donne » et donc qui oriente les processus. D’autres part, ces assistants de recherche restent considérés comme ces jeunes qui ont besoin d’être « renforcés ». Cette positionnalité de subalterne est à la fois assujettissante et dépolitisante pour les assistants de recherche.

Deuxièmement, cette subalternité s’inscrit dans une situation de précarité. La plupart de ces assistants sont très dynamiques mais ils vivent dans un contexte congolais où plus de 80 % des jeunes diplômés comme eux sont au chômage. Certes, certains de ces assistants de recherche travaillent à l’université, mais ils sont souvent mal payés. D’autres sont au chômage malgré leur amour pour la recherche. Ils survivent difficilement. Dans les dynamiques de recherches, certains de ces jeunes espèrent pouvoir vivre décemment de ce métier de recherche. D’autres espèrent y trouver des opportunités pour pouvoir avancer dans leurs carrières. Or, les moyens disponibles dans ce projet ne le leur permettent pas.

Troisièmement, cette précarité crée une forte vulnérabilité. Cette vulnérabilité consiste dans le fait d’avoir des capacités, des besoins et des attentes mais en même temps d’être dépendant d’un projet qui ne peut pas les couvrir.

Les assistants de recherche sont dépendants de ces projets – qui viennent souvent du Nord – et qui proposent les modalités dont dépendent la survie de ces assistants. Ceux-ci ne contrôlent pas ce processus grâce auquel ils envisagent leur carrière pour certains, et leur survie pour d’autres. Et cette dépendance renforce davantage la subalternité car, en dépendant des autres, les assistants de recherche perdent le contrôle de leur parcours.

Quatrièmement, ces assistants de recherche partent et reviennent de la recherche aux dépens de la durée des projets, de la volonté des chercheurs seniors ou encore de la précarité qui pousse les assistants à partir chercher des opportunités ailleurs. Dès lors, que devient la « visibilisation » des assistants de recherche lorsque ces différentes circonstances et contraintes les obligent à quitter la recherche ou à rester à sa périphérie ? Qu’advient-il si leur passage de projet à projet, de thématique à thématique, en fonction des opportunités amenées par un tiers, limite leur temps et énergie pour pouvoir se consacrer à l’approfondissement de ce qu’ils souhaitent vraiment faire ? Or, dans ces cas, ceux qui peuvent vraiment se rendre visibles comme « experts » dans ces initiatives, ce sont les chercheurs seniors qui, eux, sont contractuels ou déjà suffisamment assis dans leurs carrières. La visibilisation des assistants de recherche reste une visibilisation vulnérable, précaire et précarisante.

Tout ceci ne signifie pas que ces assistants de recherche n’ont pas d’agencéité. Même si les projets qui les encadrent présentent ces effets pervers, ils sont conscients des rapports de pouvoir en jeu. Ils n’hésitent pas à naviguer dans ces rapports de pouvoir afin de pouvoir mettre leurs intérêts en avant.

Mais il reste crucial d’admettre les différences en termes de conditions matérielles entre les uns et les autres. Il s’agit aussi d’être conscient de ce partage inégal de la vulnérabilité entre collègues et de se rendre compte des limites de nos divers discours et actions. Dès lors, rendre audible la voix de ces assistants de recherche, c’est aussi pouvoir réfléchir sur les modalités d’une visibilisation non vulnérable de ces assistants en s’attaquant aux problèmes structurels qui définissent les relations de pouvoir. Or, une telle initiative demande un sérieux engagement en termes de réflexivité qui ne devrait jamais cesser de questionner les rapports de pouvoir dans les modalités de prise de parole de ces chercheurs sans voix.

 

 Dr. Aymar Nyenyezi Bisoka est chercheur au département de Conflict and Development Studies à l'université de Gand et enseigne en RDC, le Burundi et la Belgique

 

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