L’agriculture productiviste en Afrique des Grands Lacs à l’épreuve de la COVID-19

L’agriculture productiviste en Afrique des Grands Lacs à l’épreuve de la COVID-19

14 sept 2021
par Anuarite Bashizi et An Ansoms

Dans ce blog, Bashizi et Ansoms démontrent que la crise COVID-19 nous oblige de nous questionner par rapport à la résilience du modèle de Révolution verte en Afrique face aux crises.

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Photo by Rowan Simpson on Unsplash

Au début des années 2000, les pays africains se sont mis d’accord au sein de l’Union Africaine pour investir massivement dans l’agriculture, dans le cadre du New Partnership for Africa’s Development (NEPAD, 2001). Ce programme a été fortement appuyé par la Banque Mondiale à partir de 2008. Cet appui s’inscrivait dans la volonté de la Banque Mondiale de privilégier une approche agro-industrielle de l’agriculture impliquant la promotion de la maximisation des profits, la réduction de la pauvreté et l’éradication de l’insécurité alimentaire (Vilain 2015). 

Dans leurs politiques agricoles, les pays en Afrique des Grands Lacs se sont alignés à cette vision de l’agriculture, bien que cela est resté théorique pour certains. Le Rwanda quant à lui s’est révélé être le bon élève de ce modèle agricole. Dans son programme agricole de 2004 orienté envers une ‘révolution verte’, le pays a accueilli plusieurs projets agro-industriels inscrits dans l’intensification agricole (Rwanda MINECOFIN, 2020). Des milliers d’agriculteurs ont ainsi été amenés à remplacer l’agriculture de subsistance par une agriculture commercialisée (Ansoms et Hilhorst, 2014). Ils ont adopté des pratiques agricoles ‘modernes’ – telles que l’utilisation des semences améliorées et d'engrais chimiques – en vue d’une maximisation globale de la production. Si le Burundi et la RDC n’ont pas réussi à mettre en œuvre leurs programmes agricoles, leurs politiques agricoles sont restées dans cette optique d’investir prioritairement dans l’agriculture marchande. 

Alors qu’il existe plusieurs recherches qui ont évalué les programmes agricoles en Afrique des Grands Lacs sur divers aspects, il n’existe pas actuellement de travaux qui montrent clairement la manière dont ceux-ci ont été affecté par des contextes de crise. De ce fait, la pandémie de la Covid-19 est une opportunité pour interroger l’efficacité du modèle agricole productiviste en contexte de crise et, plus généralement, pour en évaluer la durabilité et la résilience face à des crises - dont la pandémie. 

Quatre dynamiques ont marqué la manière dont l’agriculture en Afrique des Grands Lacs a été affectée par la Covid-19 : (1) la suspension de la récolté et perturbations sur les marchés alimentaires, (2) la difficulté d’accès aux intrants agricoles, (3) la difficulté de suivi des projets agro-industriels, et (4) la difficulté pour les personnes dépendants de métiers journaliers d’y accéder.

Premièrement, la crise a très fortement affecté la récolte et l’accès aux marchés des paysans. Le début de la crise pandémique a généré une ruée sur les produits alimentaires pendant que les activités de la chaîne d’approvisionnement alimentaire se sont ralenties. Généralement, dans les zones rurales d’Afrique des Grand Lacs, la récolte se fait à la main et mobilise beaucoup de monde qui travaillent côte à côte. Avec des mesures interdisant le regroupement des personnes et ordonnant le confinement total entre mars et juin 2020, les agriculteurs se sont vus contraints de suspendre la récolte des cultures en cours. En ayant laissé les cultures dans les champs au-delà de leur période de récolte, une bonne partie de celles-ci s’est dégradée ou s’est fait volée. Aussi, d’importantes quantités de récolte n’ont pu être acheminées vers les lieux d’écoulement habituels à cause de la rupture de mobilité entre les milieux ruraux et urbains, entre les zones transfrontalières, et à cause de la suspension des transports publics. Or, les marchés locaux des milieux ruraux n’étaient pas en mesure d’absorber toute la production agricole récolée. Ceci a surtout été problématique au Rwanda, où les populations ont obligatoirement dû se spécialiser dans des cultures de rentes. D’importantes quantités de récolte sont restées stockées dans des dépôts, souvent dans des conditions inadéquates. Ceux ayant pris des crédits bancaires pour préfinancer l’achat des semences, se sont retrouvés avec une perte considérable. Entretemps sur les marchés urbains – dépendants de la production des milieux ruraux et des importations de denrées alimentaires – on observait une pénurie de produits alimentaires, qui avait entrainé une hausse sensible de prix de celles-ci et une perturbation de la nutrition des populations (Desbureaux et al. 2020).

Deuxièmement, les mesures de riposte à la Covid-19 ont affecté les agriculteurs dépendants de semences améliorées, de pesticides et d’engrais chimiques. Ces intrants ou leurs matières premières sont généralement produits et fournis par des firmes localisées en dehors de la région, et ont été difficilement accessible en période de la COVID-19. De nouveau, les agriculteurs rwandais ont été fortement affectés vu que les ‘techniques modernes’ – imposées depuis des années par les politiques agraires – avaient poussés les paysans à abandonner la multiplication des semences au niveau locale. Compte tenu de cette difficulté, certains paysans ‘modernisés’ avaient raté la saison culturale B de l’année 2020 car ne pouvaient pas accéder  aux semences améliorées ; d’autres s’étaient tournés vers des comptoirs de vente privés où ils s’approvisionnaient en semence améliorée à des prix très élevés, et d’autres encore avaient fait recourt aux anciennes semences – clandestinement conservées – afin de pouvoir planter quelque chose. La difficulté d’accès aux semences imposés par les autorités, a aussi été un prétexte pour beaucoup de paysans d’abandonner la monoculture et de diversifier dans leurs champs leur propres cultures préférées.  

Ensuite, la limitation de la mobilité des gens entre les districts et entre les frontières a fortement mise en mal le suivi des projets agroalimentaires par leurs entrepreneurs ou par les bailleurs. Ces derniers vivent pour la plupart dans les milieux urbains.  S’étant retrouvé coupés d’accès à leurs concessions agricoles situées dans les milieux ruraux ou dans les pays voisins, plusieurs patrons des projets agro-industriels avaient eu du mal à faire le suivi de leurs activités. Dans la plaine de la Ruzizi en RDC par exemple, plusieurs hectares de terre exploités par des entrepreneurs Rwandais et Burundais avaient été abandonnée pendant toute la période de fermeture des frontières. En même temps, dans plusieurs districts, les bailleurs avaient été obligés de suspendre certaines de leurs activités inscrites dans le cadre de la modernisation agraire – dont notamment la distribution des intrants, la sensibilisation aux pratiques agricoles modernes,  l’octroi des subventions et aide, etc. – pour lesquelles plusieurs personnes  étaient devenues dépendantes. 

Mais l’effet encore beaucoup plus problématique face à cette mobilité coupée, concerne la manière dont celle-ci a affecté les milliers de personnes dépendants d’accès aux emplois dans le secteur agraire. De plus en plus de jeunes dans les milieux ruraux des Grands Lacs africains sont devenus dépendants des emplois saisonniers ou journaliers dans les champs agricoles suite au manque d’accès aux terres. Ils sont alors souvent très mobiles, voyageant d’une région vers une autre, en fonction des besoins des entrepreneurs agricoles en main d’œuvre.  Suite aux mesures ordonnant le confinement des populations et l’interdiction de circulation entre régions au sein du même pays, plusieurs  personnes dépendants du travail quotidien des champs agricoles – alors qu’elles vivent déjà dans des situations précaires – se sont retrouvés sans emploi, et donc sans moyen nécessaire de subsistance.

Nos observations font ainsi poser beaucoup de questions quant à la viabilité du modèle agricole ‘moderne’. En, effet, le modèle agro-industriel - qui était censé garantir la sécurité alimentaire des populations (Banque Mondiale 2008) - a paru non résilient à la crise de la COVID-19. Le contexte de la COVID-19 a fait subir aux producteurs agroalimentaires d’importantes pertes de revenus. Mais surtout, les paysans opérant à petite échelle et obligatoirement insérés dans ce modèle ‘moderne’ sont ceux qui ont subi d’importantes pertes de moyens de subsistance. Particulièrement au Rwanda, plusieurs zones ruraux n’ont pas pu accéder à une alimentation équilibrée suite à l’indisponibilité de la diversité de culture dans leurs champs ou sur les marchés. 

Bien que les mesures de riposte à la COVID-19 aient été nécessaires pour lutter contre la propagation de l’épidémie de la COVID-19 en Afrique des Grands Lacs, elles ont en même temps perturbé les dynamiques sur la chaîne d’approvisionnement alimentaire et affecté considérablement les systèmes alimentaires et la nutrition des populations.  On se rend finalement compte que les référentiels des politiques publiques agraires – inspirés par une vision néolibérale - peuvent ne pas seulement poser problème en termes de durabilité dans le long terme ; ils se montrent également peu résilients aux crises. L’expérience de la COVID-19 est une illustration qui nous oblige de nous questionner par rapport au modèle de Révolution verte en Afrique.

Anuarite Bashizi est une chercheuse post-doc à l’Université catholique de Louvain et chercheuse au Centre de recherche CEGEMI de l’Université Catholique de Bukavu

An Ansoms est professeur en études du développement à l’Université catholique de Louvain . Elle coordonne des projets de recherche sur la résilience rurale et sur les conflits liés aux ressources naturelles dans la région des Grands Lacs africains.

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