Il se cache derrière son chapeau ! Se déguiser pour récolter les données de terrain
La recherche est un métier qui, en raison de la complexité du terrain de recherche et de la sensibilité du sujet de recherche, expose le chercheur à de nombreux risques. Pour les contourner et accéder au terrain, il se peut que le chercheur recoure, dans certains cas, à des stratégies non conventionnelles. Une de ces stratégies peut consister à se faire passer pour quelqu’un qu’on n’est pas (totalement). Mais est-ce que cette attitude de « se cacher derrière son chapeau » est éthiquement acceptable ?
Et comment le chercheur lui-même vit-il ou elle son déguisement sur le plan mental ? Depuis plus d’une décennie, l’Est de la RDC traverse une période d’insécurité indescriptible. Dans cette situation, il se passe beaucoup de choses qui attirent la curiosité des chercheurs tant internationaux que nationaux. Ceux-ci s’engagent dans des recherches afin de comprendre les causes profondes, les dynamiques et leurs impacts sur la vie communautaire. Cependant, une fois sur le terrain, les chercheurs se heurtent à plusieurs difficultés. Et parmi celles-ci il y a cette nécessité de se déguiser pour pouvoir faire son travail de recherche. Voyons certains cas de recherches où ces chercheurs ont décidé de (partiellement) se déguiser. Tout d’abord, pour les populations locales, ce qu’un chercheur vient « chercher » n’est souvent pas clair. Les gens ne sont pas forcément familiers avec le métier de chercheur et avec les principes éthiques qu’une recherche implique. Confrontés à une personne qui se présente comme « chercheur » et sans référence sur ce que ça signifie, les populations locales peuvent se renfermer en elles-mêmes et refuser de communiquer. Les gens peuvent par exemple confondre le chercheur avec un agent de renseignement qui vient s’informer ou se renseigner sur des questions sensibles dans la région. Dans ce cas, le chercheur sera – pour beaucoup de personnes au niveau local – vu comme une vraie menace. Mais si par contre le chercheur se présente par exemple comme un « étudiant », cette stratégie peut changer les attitudes. Le statut d’étudiant fait partie du cadre de référence des acteurs de terrain, et un tel positionnement est alors plus facile à comprendre dans la communauté.
Cependant, il ne faut pas sous-estimer les éventuels effets pervers d’un tel déguisement. Dans certains cas, le fait d’avoir déguisé son statut de chercheur sous celui d’étudiant peut même impliquer un danger. Un jour, certains chercheurs, dans le cadre d’une recherche sur les chefs coutumiers et le foncier, s’étaient déguisés en étudiants d’une institution universitaire congolaise. En plein échange dans le focus group, le chef du village les a interrompus en s’exclamant : « Ces gens ne sont pas des étudiants. Moins encore de l’ISDR/ Bukavu ! Ce qu’ils veulent savoir de nous n’a rien à voir avec le développement. Moi je m’attendais à ce qu’ils nous parlent de la façon dont nous devons aménager nos étangs piscicoles, nos champs pour différentes cultures... Mais c’est le contraire. Ils veulent comprendre nos affaires coutumières et foncières ! Ces gens sont des espions ». Pour se défendre, les chercheurs ont montré l’importance du sujet de recherche dans le cadre du développement territorial. La tâche n’était pas facile et leur a pris des heures. Mais s’ils ne parvenaient pas à convaincre leur auditoire et si les gens présents avaient découvert qu’ils n’étaient pas des étudiants mais plutôt des chercheurs impliqués dans un projet de recherche... Même si sur le fond, ça semble presque « la même chose » pour le chercheur en question, ce n’est pas forcément le cas pour les participants de recherche.
Il y a aussi des cas où le chercheur peut choisir d’adopter un statut autre que celui de chercheur ou d’étudiant. Dans certains contextes, les acteurs clés auprès desquels on doit collecter des informations sont le noeud du problème que la recherche envisage de comprendre. Par conséquent, une telle recherche peut être perçue par certains acteurs de terrain comme une menace sur leurs intérêts. Pour protéger ces intérêts, ils peuvent alors développer des stratégies pour bloquer la recherche. Et dans les cas extrêmes – par exemple si on fait des recherches sur les groupes armés et qu’on est soupçonné d’espionnage pour le compte du camp ennemi –, ils peuvent même envisager d’éliminer le chercheur pour que les données sensibles ne sortent pas du milieu local. Dans ce type de contexte, le chercheur peut choisir de se déguiser autrement. Il peut par exemple se faire passer pour un client, un commerçant, une personne de passage dans la région ou un investisseur potentiel. Ainsi, un chercheur était impliqué dans la recherche sur les dynamiques des barrières de route. Au début, il a essayé d’approcher les agents de la barrière comme chercheur mais ceux-là ont refusé de lui donner des informations ; ils l’ont même pris pour un espion. Après, il s’est déguisé en personne de passage pour circuler dans le milieu et observer les attitudes et comportements des agents de la barrière. Cette approche lui a permis de rassembler beaucoup de données. Mais lorsque les agents l’ont reconnu, ils l’ont obligé à leur montrer que rien n’était enregistré sur son appareil. Si cette barrière avait été contrôlée par les groupes armés, imaginons ce qui lui serait arrivé.
Le chercheur peut aussi se présenter comme tel, mais en restant général ou évasif par rapport à la nature des données qui l’intéressent. Par exemple, une collègue s’est un jour présentée sur son terrain comme une chercheuse intéressée par les conditions de vie des paysans. Face à un tabou autour de la remise en question des décisions des autorités à cette époque-là, elle passait par des sujets secondaires, apparemment peu sensibles mais qui touchaient aussi à des dimensions de pouvoir entre autorités et paysans. Souvent, les paysans eux-mêmes insistaient sur le fait que cette dimension de pouvoir devrait aussi être prise en compte dans son étude. Mais si elle avait explicité dès le départ le fait qu’elle était intéressée par cette dimension, elle aurait pu être considérée comme une espionne du pouvoir par les paysans, tandis que les autorités ne l’auraient pas autorisée à entamer sa recherche. En résumé, faire des recherches en étant déguisé permet au chercheur d’accéder à des données auxquelles il n’aurait jamais accédé autrement. En même temps, un tel déguisement protège le chercheur des confusions éventuelles de la part de participants de recherche pour qui le métier de « chercheur » ne fait pas partie de leur cadre de référence. Ou il lui permet de se protéger contre des menaces éventuelles de la part des acteurs puissants sur le terrain. Cependant, cette stratégie peut se payer très cher. Comment le chercheur devrait-il s’en sortir au cas où son déguisement tomberait ? Quelles sont les implications sur le plan éthique ? Est-ce que le chercheur a droit aux données qu’il rassemble sous un déguisement ? N’avons-nous pas l’obligation morale d’être transparent sur tous les plans avec nos participants à la recherche ? Mais comment alors gérer les risques ?
Le plus important est que dans chaque projet de recherche qui implique une éventuelle stratégie de déguisement, l’espace existe pour poser ces questions. Il est crucial que les bailleurs de fonds se rendent compte des complexités de terrain auxquels les chercheurs peuvent faire face ; et des arrangements pragmatiques et sécuritaires auxquels ils doivent avoir recours. Pour le chercheur en question, il est crucial d’être accompagné dans le processus de réflexion ; et que ses inquiétudes soient prises au sérieux. Il n’est pas question de laisser le chercheur se débrouiller sur le terrain en toute solitude, mais d’insérer les stratégies de déguisement au sein d’un processus réflexif collectif par rapport aux modalités de recherches et aux implications éthiques de nos choix sur la recherche elle-même. Ainsi, on peut – à travers une réflexion profonde et autocritique – se demander à quoi on a droit ou non comme chercheur quand on interagit avec un terrain complexe ; et comment on peut limiter les risques pour les participants de recherche comme pour soi-même.